Geneviève et le choix
Geneviève a 24 ans. Elle a fait ses études en cinéma à l’UQÀM, où je l’ai rencontrée. Après nos trois ans de baccalauréat ensemble, je garde d’elle l’image d’une fille dynamique, très intelligente, charmante, mais surtout, très cool, relaxe. À la fin de son bac, elle a continué son petit boulot à temps partiel comme aide-cuisinière, et puis s’est trouvée du boulot dans son domaine, sur un plateau. Après quelques contrats, on lui offrit d’être apprentie au son pour un tournage américain de huit semaines. C’était en 2003… et elle le raconte beaucoup mieux que moi :

« Le tournage se passe très bien, l’équipe est sympathique, le réalisateur et le directeur de la photographie «from L.A.» sont très aimables, saluant la compagnie tous les matins, et jasant, ici et là, avec un peu tout le monde. Le preneur de son auprès duquel je fais mon stage m’avise que jamais plus un réalisateur se préoccupera de mon bien-être ou de mon plaisir à travailler pour lui. Il s’agit là d’un cas d’exception. Et, ayant plus de 100 films à son curriculum, il parle en connaissance de cause !

Mais moi, on peut dire que ça me plaît, cette attitude respectueuse. Je développe un grand respect pour ce Lucky McKee, qui me parle comme à un être humain et se préoccupe de mon opinion, moi la petite apprentie au son !

Et puis il a ce fameux «wrap party» à la fin de la production, où l’alcool coule à flots et où certaines révélations émergent… Je m’y rends un peu de reculons, n’ayant pas noué d’amitiés dignes de ce nom avec quiconque sur ce plateau. Mais je me rappelle avoir pensé qu’il faudrait bien que je salue ce si sympathique Lucky, et le remercie de la bonne atmosphère qu’il a su faire régner sur son plateau. Quelques minutes de conversation plus tard, il m’avoue qu’il avait «a huge crush on me» depuis le premier jour du tournage !! Non ! Dans cet univers marqué par l’absence de discrétion des tentatives de séduction, je n’avais rien vu venir ! Quel gentleman ! Sans penser «amour» (pas trop mon genre), je dois admettre qu’il me plaisait plutôt, et même pas mal. Trois jours de bonheur, d’exaltation (eh oui, de sexe aussi) et puis bang, le départ (mi-novembre 2003). «Back in L.A.». Je me dis que ce sera une bonne histoire à raconter. Mais je lui envoie tout de même un courriel assez passionné le lendemain, suivi le surlendemain d’une invitation de sa part à aller le visiter à Los Angeles. En un peu plus d’un an de relation, j’ai fait deux fois l’aller-retour Montréal-Los Angeles (deux mois + quatre mois), plus une petite escapade à Toronto, où Lucky était venu travailler. »

L’histoire de Geneviève semblait très bien se dérouler; je la voyais rarement (elle était souvent à L.A.), mais elle resplendissait à chaque occasion où nous nous parlions et semblait toujours amoureuse de son américain. Toutefois, c’est en la croisant par hasard que j’ai appris les embûches qui confrontaient sa relation et que j’ai eu envie d’observer son histoire dans Migration Amoureuse.

En effet, Geneviève a ramené de sa dernière visite amoureuse beaucoup moins de naïveté, d’enthousiasme… et de privilèges… Retour forcé à Montréal avec deux semaines d’avance. Ayant visité une amie à Calgary, les douaniers lui refusèrent l’accès aux États-Unis lorsque vint le temps de retourner chez Lucky. Sans visa, mais sans être réellement une touriste non plus (elle approchait le maximum de six mois), les douaniers l’évaluèrent comme un cas limite pour leurs dossiers. Ils la soupçonnaient de vouloir immigrer illégalement. Et même si c’était faux, les allégations étaient plutôt justifiées… Face à ce dur et brusque apprentissage que la loi du contrôle des frontières implique des « privilèges » de circuler et non des droits, son indignation qui s’est graduellement changée en acceptation.

« La balle est maintenant dans le camp de Lucky. Et j’attends. Et je me cherche un emploi. Et maintenant que j’en ai un, je m’en cherche un meilleur. C’est tout ce que je peux faire. On m’a dit à la douane que pour pouvoir entrer aux États-Unis, je devais travailler trois ou quatre mois au Canada, avec l’engagement de mon employeur à me réembaucher à mon retour de voyage aux États-Unis – la belle affaire ! - ou avoir un visa en règle. »

Et voilà où en est l’histoire de Geneviève. C’est une situation assez complexe. Lucky a 29 ans, il est passionné et sait précisément ce qu’il veut faire de sa vie et réussit à le faire avec un certain succès… Ce qui explique son manque de disponibilité à venir à Montréal et, du coup, la difficulté des deux à se voir, vu les conditions imposées à Geneviève. Ils ont bien sûr parlé de mariage, mais lorsqu’on aime vraiment, on espère ne pas réduire ce geste à une aide logistique. Elle souhaite également qu’il partage davantage sa culture et qu’il apprenne le français avant de s’engager complètement avec lui. Cet aspect linguistique, absent des deux autres relations observées dans le documentaire, sera suivi dans mes conversations avec Geneviève. Ils ont un obstacle de plus à leur amour, une différence culturelle qui rend l’établissement de l’un ou de l’autre encore plus difficile.

Le personnage de Geneviève est également celui qui est à l’heure des choix. Elle comprend tout juste l’ampleur de la complexité de son amour pour un étranger; ce n’est plus qu’une question de temps, de volonté, d’envie d’être ensemble, elle fait maintenant face à la question légale. Migration Amoureuse la suivra dans ses questionnements, son analyse de sa situation. Elle n’a pas encore entamé de démarches pour l’immigration ; Lucky non plus. Geneviève exprime franchement ses doutes sur la possibilité de cette relation : « Si cela signifie de le suivre partout et de perdre le contact avec ma réalité sociale, géographique, culturelle et même individuelle, eh bien non. Je préfère mes amis, ma famille, ma ville, ma langue, bref mes petits amours bien banals, à mon grand Amour. (Là, maintenant, c’est ce que je pense, mais ça m’arrive de changer d’idée !) ».

Ce sera donc principalement par des rencontres amicales entre elle et moi que nous ferons connaissance avec elle. Bruno nous accompagnera parfois, donnant lieu à des échanges sur leurs difficultés similaires (la douane- qui peut s’avérer une expérience beaucoup plus traumatisante que l’on se l’imagine- la dépendance financière, l’humiliation d’être sans cesse soupçonné, etc.). La présence de Geneviève dans le documentaire amène également un regard inversé sur la situation : la Québécoise qui se bute aux frontières étrangères, en complément aux étrangers qui se butent à la frontière québécoise.

Quelques séjours au Québec étant prévus pour Lucky, il sera également possible de rencontrer le couple, de les voir ensemble. Ces petits moments seront sans doute bavard sur l’intensité des retrouvailles… et celle des départs. Sans oublier tout ce qu’il y a de discussions, d’examens et de débats entre les deux !

Sébastien et l’adaptation
Le pouce en l’air sur une route de la Mauritanie, Évelyne a atterri dans la voiture de Sébastien. Lui, un Français en voiture et elle, une Québécoise auto-stoppeuse, étaient partis à l’assaut de l’Afrique avec le désir de terminer leur voyage au Sénégal, mais sans avoir le moindre soupçon qu’ils le feraient ensemble. Après un premier coup d’œil plein de foudre, une traversée du désert qui aurait pu très mal finir, et la vie commune dans un petit village sénégalais, ils en étaient à deux mois de fréquentation, mariés dans la plus pure tradition africaine et convaincus de ne plus jamais se séparer. C’est donc à son retour au Québec qu’Évelyne m’a présenté Sébastien, qui s’était déjà installé en appartement avec elle… et deux autres colocataires (décidément, on ne s’en sort pas!).

Si les similitudes entre la situation de leur couple et le nôtre semblaient frappantes au départ, nous avons vite pu constater des différences marquées dans nos façons respectives de les vivre. Évelyne et Sébastien n’ont jamais été séparés depuis leur rencontre. Pas de moment chacun-dans-son-pays, pas d’attente de l’autre pas d’ennui. De leurs propres aveux, ils ne comprennent pas que l’on soit inquiet des formalités de l’immigration, le plus important demeurant d’être ensemble. Leur positivisme les a poussés jusqu’à faire un enfant, né dernièrement d’une maman québécoise et d’un papa sans statut, mais dont la vitesse d’exécution du dossier et la facilité à s’adapter rendent Bruno déconfit. En effet, le Québec a fait de la France un pays privilégié en matière d’immigration. Les candidats français n’ont pas à repartir en France pour poursuivre leurs démarches d’immigration, ils peuvent le faire du Québec (ils ont la structure nécessaire- personnel, bureaux, représentation- pour gérer la demande). La Belgique, par exemple, doit transiter par des bureaux de Paris pour toute demande, ce qui intensifie la complexité et la durée du processus.

Partenaires du choix de la simplicité volontaire, ils sont confortables et semblent mener la vie qu’ils souhaitaient. Évelyne reçoit de l’aide du bien-être social depuis son accouchement et Sébastien… se débrouille. L’argent ne leur manque pas et ils prévoient même un petit voyage au Costa-Rica cet hiver (il ne faut pas croire au tout inclus dans un 5 étoiles, mais ils se débrouillent bien pour tirer le maximum du peu qu’ils ont). Si la vie de Sébastien semble moins lourde que celle de Bruno, on comprend aussi que sa migration n’entraîne pas les mêmes changements. N’ayant pas fini son secondaire, il était déjà à remplir des emplois essentiellement manuels, sur des bateaux ou dans la construction. L’adaptation se fait donc avec un décalage qui touche davantage la vie sociale (les copains, le foot, la tarti flette…) que la perte d’identité et de reconnaissance dans sa vie professionnelle. Et il ne s’est pas passé quatre mois sans qu’un « vieux pote » ou de la famille ne viennent le visiter.

Aussi, un élément important dans la vie de Sébastien vient accélérer son intégration à la société québécoise autant de façon officielle qu’intérieure : son enfant. Nul doute que s’il n’avait fait sa demande sous le statut de la paternité d’un petit québécois, sa candidature aurait été refusée. Et tous l’auront compris, l’arrivée d’un enfant occasionne une coupure assez franche avec le passé, le quotidien « d’avant », les habitudes que l’on avait… d’où la facilité de construire du nouveau sans regretter le vieux.

En la moitié moins de temps, Sébastien a donc franchi beaucoup plus d’étapes du processus d’immigration que Bruno, malgré son absence de diplôme et de métier. Il est maintenant accepté par le Québec et attend que le gouvernement fédéral fasse de même et lui envoie ses papiers. Les rencontres entre nos deux couples donnent donc souvent lieux à beaucoup de remises en question, autant sur nos erreurs techniques de procédures que sur la difficulté plus marquée de Bruno à s’établir (son cœur compris) au Québec.

AUTRES PERSONNAGES

Aux personnages principaux se joindront mon entourage et celui de Bruno. De ma sœur au meilleur ami de Bruno, en Belgique comme au Québec, leurs brèves apparitions donneront également une idée de la perception extérieure de ces couples « à épreuves multiples ». Une distribution tout ce qu'il y a de plus divertissant...

André et Fabrice
Amis comédiens de Bruno, directement de la Belgique et reconvertis en propriétaires d’un FRITE ALORS!, André et Fabrice sont au Québec depuis 3 ans. Si les mœurs tolérantes de Montréal envers les homosexuels y sont pour quelque chose, c’est surtout l’envie de changement, de bouger à deux qui les y a poussés. Ne s'étant jamais retenu de nous narguer lorsque nous évoquons la difficulté à accéder à l'état de résidant permanent, ils sont le couple qui ré-équilibre les perceptions de l'immigration canadienne. Ils n'avaient pas besoin du statut, ils n'ont pas fait des pieds et des mains pour l'avoir; en moins d'un an, ils l'ont eu. Leur présence dans le film soulève également l'importance des retrouvailles avec des gens provenant d'un milieu commun et risque d'introduire de multiples conversations qui pourraient laisser croire que ces trois hommes n'ont jamais quitté Bruxelles, tellement ils sont encore attachés à leur culture.

La famille de Bruno
Pour mieux comprendre la difficulté de partir, il faut connaître ce à quoi on dit adieu… Enfin, ceux à qui on ne peut plus dire « à demain ». Nous rencontrerons donc la famille de Bruno en Belgique. Fils unique, sa famille se compose de sa mère, Annie, son père, Marino , mais aussi d’un presque frère, Christophe, son ami depuis plus de 15 ans. Ils sont tous tiraillés entre la joie de voir que Bruno a trouvé quelqu’un avec qui il souhaite s’engager et la tristesse d’en être éloigné. Ils promettent tous de venir le visiter, mais en plus de trois ans, la sonnette n’a jamais crié l’arrivée d’un Belge. Ils sont notre regard sur ce qui est quitté, sur la vie d’ « avant » et tout ce qui ne peut être oublié malgré la distance.

Ma famille
Ma famille a accueilli Bruno à bras ouverts… et les a même refermés pour ne plus qu’il parte. De ma mère qui l’encourage dans ses moments pénibles à ma grand-mère qui appelle tous les mois pour savoir s’il peut rester « encore une couple de semaines », il suscite de l’amour et de l’intérêt de tous. Bien sûr, la rencontre avec cette famille on ne peut plus québécoise (je viens du Bas du Fleuve ; St-Pacôme, St-Pascal et Rivière-du-Loup ne sont pas les terres les plus cosmopolites) a engendré quelques anecdotes qui sont aujourd’hui les « grands classiques de l’arrivée du Belge ». Mais après lui avoir appris à jouer aux fers, aux pichenottes et à boire de la Molson, ils s’entendent pour ne plus voir de différence avec le Québécois pur laine (Bon, d’accord, parfois il leur manque quelques notions, mais c’est tellement mieux ainsi !). En les visitant, en les questionnant, ils se révèlent comme des repères de l’adaptation de Bruno et, encore une fois, soulèvent la distance entre les liens humains et l’organisation bureaucratique de nos sociétés.

Plus près, ma sœur nous amènera un autre regard sur la réalité de l’amour d’un étranger. Ayant voyagé en Afrique et en Russie, elle y a connu l’amour les deux fois, sans pourtant donner suite à ces histoires. Elle ouvre aussi la porte de mon jardin secret : elle permet que je présente la version de l’autre, de celle qui accueille qui doit jongler avec de multiples responsabilités. Ma mère et mon père vont dans le même sens, en induisant leurs angoisses (hummm, plutôt mon père) ou leur foi (définitivement ma mère…) devant l’engagement que cette relation exige et les stress qu’elle provoque.

Les spécialistes
L’insertion de commentaires de spécialistes (sociologue ou anthropologue et avocat spécialisés en immigration, en entrevue) aura de plus l’avantage de resituer la véracité des propos tenus par les personnages et de suivre l’évolution des informations plus facilement. Aussi, la vison de l’ « immigration amoureuse » comme un phénomène de société en sera plus étoffée. Le traitement de ces insertions nécessite une adaptation à la trame active et réelle (et non du type entrevue assise, officielle, au contenu strictement informatif). Elles seront donc le plus souvent montées rapidement, tel un flash, en interaction avec une scène dans laquelle des croyances ou affirmations sont mises de l’avant. Elles amèneront ainsi des précisions sur des aspects soulevés (par exemple par des statistiques ou une ouverture plus grande) ou mettront en relief l’ignorance ou la crédulité des sujets principaux de manière ironique.

J’ai un grand intérêt pour François Crépeau (droit en immigration) (Voir Rapport de recherche, François Crépeau, p.38), ainsi que pour Deirdre Meintell (anthropologue) (Voir Rapport de recherche, Deirdre Mentell, p.39).

Et aussi…
Puis, la ribambelle de fonctionnaires qui, on s’en doute, variera entre la gentillesse même et l’âpreté en personne. Bref, beaucoup d’autres têtes que l’on ne peut prévoir, mais que je souhaite saisir dans l’exercice normal de leur fonction ou dans leur rôle affectif authentique.


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