Bruno et l’attente
Bruno a 29 ans (30 depuis la première version de ce synopsis; le temps file…), il est comédien. Il a laissé la troupe de théâtre itinérant (Les Baladins du miroir) avec qui il travaillait en Belgique depuis six ans après une tournée au Québec… où il a rencontré Annie. Il passe d’un quotidien où toute sa vie était intégrée à son travail, partagée avec ses collègues, habitant une roulotte et voyageant de ville en ville, à un appartement du plateau Mont-Royal, qu’il n’a même pas à quitter le matin pour aller au boulot. …Et ils n’habitent pas seul…. Ils partagent aussi leur nid avec deux autres moineaux, n’ayant pas assez de revenus pour se loger seuls. À 4 dans un 5 1/2 (5 pièces + 1 toilettes/salle de bains), il reste peu de place pour répéter des scènes, il y a trop d’oreilles pour qu’il pratique son saxophone et il devient impensable d’inviter la famille éloignée à venir passer les vacances… et bien sûr, l’intimité n’est pas au point…

Après trois ans de vie avec Annie (bon, ok, moi), il considère sa vie comme « un gros cul entre deux chaises ». Incapable d’être complètement heureux, sans cesse tiraillé par ses attaches en Belgique ou au Québec, il se sent coincé. Ambitieux, mais angoissé de nature, il prend le temps de faire les choses, réfléchit beaucoup, bouge lentement. C’est d’ailleurs bien pour cette raison qu’il a fallu un an de vie commune avant qu’il n’entame ses démarches d’immigration. Ayant passé plus de 7 mois sur 12 au Québec dans cette première année de rencontre, il a alors fait sa pré-demande, sa demande, a été convoqué pour son entrevue en Belgique… et il attend encore ! L’attente est devenue sa principale occupation, qu’il alterne avec l’inquiétude. Sa situation est on ne peut plus précaire. Une question de choix, certainement, mais d’abord de lenteur administrative qui bloque toute insertion dans le pays d’accueil. Car il aurait pu passer ses longs mois d’attente chez-lui, en Belgique, à poursuivre ses engagements et en toute possession de ses droits et acquis sociaux… mais il aurait alors probablement perdu sa seule raison de vouloir immigrer, sa relation amoureuse. À chacun ses valeurs ; il a préféré tout laisser tomber pour demeurer près de sa douce.

En suivant Bruno dans son processus d’immigration, on découvre non seulement les complications bureaucratiques qui mettent sa vie en veilleuse, mais aussi un véritable parcours d’adaptation à un nouveau milieu. Ainsi, on le suit dans ses démarches officielles, mais on comprend également ce qu’elles entraînent dans sa vie personnelle. Aux abords de la trentaine, Bruno ressent une urgence de se réaliser et a besoin de voir sa carrière cheminer. Il est pourtant dans une situation où tout avance à pas de tortue. Non seulement les papiers, mais aussi les contacts.

Alors qu’il avait une belle carrière de comédien en Belgique, il se retrouve à devoir travailler au noir comme plongeur, sans couverture sociale, puisque ses visas touristiques l’empêchent de travailler. Et lorsqu’il tente d’accéder au merveilleux monde des permis de travail (délivrés uniquement pour l’exercice de fonctions qu’aucun autre canadien ne peut exercer… enfin, le statut d’artiste amène ses avantages ! – www.uniondesartistes.com), l’envie de travailler avec un étranger dont les conditions sont si limitatives est faible. Il se bute à un milieu théâtral qui a ses codes, ses contacts, ses tribus… Lui, il a fait le conservatoire de Bruxelles; ses professeurs ne représentent plus ici une porte d’entrée dans les productions montréalaises. La Belgique interdisant le recours aux promoteurs d’artistes, il n’a jamais eu d’agent… mais le Québec en a fait un système incontournable. Il a un accent; il a pris trois mois à être capable de prononcer « franchement » comme un québécois. Il ne connaît pas le répertoire québécois. Il ne connaît pas les metteurs en scènes québécois. Il n’a pas sa « clique» de comédiens au Québec.

Mais ce portrait est en constante mutation et laisse percevoir des changements possibles et éminents dans la vie de Bruno. L’arrivée d’un contrat avec une troupe québécoise, les répétitions, la formation de liens éventuels avec les comédiens qui partagent la scène avec lui sont autant de matériel que Migration Amoureuse propose de suivre pour mieux comprendre son cheminement. C’est également par ses démarches auprès d’agents d’artistes québécois qu’il sera plus facile de comprendre les lois imposées par son statut d’étranger et par son interminable situation de «touriste».

Le quotidien de Bruno à l’appartement saura également révéler beaucoup sur le choix difficile qu’il pose: les matins pénibles où la journée est vide, sentir l’attente, le vide de vie sociale; les nombreux colocs et la précarité matérielle de la situation (enfin, pour un homme de 30 ans qui avait, avant de partir de son pays, une roulotte, une belle Mercedes 1974 et un compte en banque beaucoup plus fourni…). Il sera intéressant aussi de comprendre combien les discussions sur le prix des billets d’avion, les nouvelles informations données (ou plus souvent attendues…) par les bureaux d’immigrations, et les discussions plus personnelles sur l’insécurité, le manque de travail, la dépendance de l’autre et la prochaine séparation embarrassent la vie de tous les jours de ceux qui y sont soumis.

Des retours en Belgique de Bruno seront également suivis (au moins 2; l’entrevue avec les agents d’immigration et le retour pour aller chercher les papiers officiels), où l’établissement improvisé entre l’appartement maternel et la maison d’amis (tous à Charleroi… un genre de Trois-Rivières belge…) viennent encore accroître le sentiment d’errance et de déracinement de Bruno. Pas d’endroit à lui, mais pourtant obligé d’y retourner à la fin de chaque visa touristique (tous les 6 mois); pas d’endroit à lui, donc bien difficile d’en offrir un à sa douce… Le documentaire s’attardera sur l’absence d’établissement réel de Bruno dans ce pays où il est supposé vivre, où il est recensé, où il existe. Toujours pris dans un sentiment de dépendance, il n’arrive plus à se sentir chez-lui nulle part. Et ses deux vies comportent tant de différences ! De la possession de ses droits à la culture populaire, de l’âge de ses amis québécois à ceux de la Belgique, jusqu’à la façon de remplir le quotidien… Mes visites dans son pays seront également une source de compréhension sur la difficulté de vivre « entre parenthèse », d’être réduit à attendre. Ma difficulté à passer deux petits mois dans son pays sans rien faire démontre bien la largesse de la patience et de la persévérance de Bruno.

De ces séjours en Belgique seront également tirés beaucoup des éléments de la course bureaucratique : entrevues avec l’immigration, recherche des papiers exigés, mise en règle de son identité en tant que Belge. Car Bruno vit peut-être au Québec, mais il se doit encore de remplir ses devoirs de citoyens en Belgique, seul endroit où il « existe » bureaucratiquement parlant… Les visites sont donc ponctuées de signature de rapport d’impôt, de visite à la Commune, de rétablissement de ses droits de chômage lorsqu’il y demeure pour trois mois (eh oui ! parfois cinq mois séparent nos corps…), etc.

Sans rien forcer, j’entends aussi montrer la relation complexe qui s’installe entre un fils qui s’exile et ses parents (séparés et célibataires) qui le supportent mais s’en trouvent bien seuls. Sa mère, Annie (oui, je sais, Freud ne serait pas content !), demeure notre point d’appui en Belgique, gardienne du courrier important et distributrice officielle de mots d’encouragement. Elle ne retient Bruno en rien, le motive à croire en son futur au Québec… mais ne peut s’empêcher d’acheter un matelas double pour que l’on vienne plus souvent… Avec son fils unique qui part, elle se voit vieillir toute seule, repense ses projets pour être plus près d’amis en cas de besoin, mais espère tout de même qu’il finira par avoir « ses satanés papiers ! ». Son père, Marino, vient encore d’acheter une maison (sa troisième) pour assurer l’avenir de son fils. Peu bavard sur sa vison de ce départ, il préfère faire des projets de voyage à Montréal et compense l’absence de Bruno en sortant avec les copains de celui-ci. Il ne fait pourtant aucun doute qu’il lui manque.

Et moi
Je suis Annie. J’ai 24 ans. Je suis presque cinéaste… donc je fais plusieurs boulots. Festivals, relations de presse, réceptionniste aux petites annonces dans un quotidien, tant pis pour l’orgueil, il faut bien manger ! Je n’ai donc pas la reconnaissance que Bruno a dans son pays et j’en suis encore à mes premiers pas dans mon milieu, mais c’est pourtant lui qui a décidé le premier de faire le grand saut. Après les allers-retours répétés, où être 3 mois sans se voir, puis trois mois collés l’un sur l’autre, sans intimité, il pourrait y avoir dans cette position une sorte de soulagement… si je ne voyais pas mon homme se demander chaque matin quand il rejouera, comment il trouvera de l’argent pour la semaine prochaine, comment il remboursera ce qu’il a emprunté. Il est comme un petit chanteur qui mue et qui attend sa nouvelle voix… et j’ai souvent l’impression d’être la méchante puberté qui le place dans cet état.

Au cœur de cette situation depuis trois ans, il m’arrive souvent d’oublier que nous faisons face à de nombreuses entraves pour être ensemble et que la plupart des couples ne parlent pas au moins une fois par semaine du futur visa, de la prochaine date de départ et ne sont pas comme nous, confus devant tous leurs projets futurs. En rencontrant Bruno, j’ai pensé à la seconde près, au jour le jour. Malgré les années qui passent, j’arrive encore bien peu à voir comment notre histoire avancera. Je me sens à la fois coupable d’être chez-moi et de ne pas avoir à faire face à l’adaptation et le retour à zéro que vit mon homme, mais je ressens également le lourd poids de toutes les responsabilités matérielles me peser sur le dos. J’attends… et je suis une fille impatiente.

Notre rencontre
Notre rencontre remonte à juin 2001… à Hull. Ville au romantisme improbable en temps normal, la « toute nouvelle ville fusionnée de Gatineau » était alors l’hôte des Jeux de la Francophonie mondiale et s’agitait à divertir des milliers d’invités venus des quatre coins de la planète. Recrutée à Montréal par le biais d’une annonce, je m’étais jointe à l’organisation pour combler le poste d’adjointe au chef de presse culturel. Un petit matin tout ce qu’il y a de plus comme les autres, on me demanda d’aller couvrir le spectacle des Baladins du miroir, Faust. Bon, parfait, je m’occupais également d’une chronique culturelle à la radio à Montréal, ça me permettrait de faire mon papier sur cette troupe de comédiens belges itinérants dont on n’avait jamais entendu parler au Québec. Et voilà. BANG ! Il jouait, j’écoutais, il n’a fallu qu’un regard… mais un long regard, qui ne veut plus finir, qui dure et dure… Je fonce vers la sortie, voulant me sauver, un peu affolée. Bof, finalement je ne vais pas si vite que ça… Il est déjà changé, sorti et je ne peux qu’aller vers lui :

BRUNO : Bonjour.
ANNIE : Allo
Il tend la main vers la jeune femme. Celle-ci, troublée, tente vainement de se concentrer sur le fait qu’elle travaille à 6 h le lendemain demain matin et qu’il y a là une excuse parfaite pour se sauver…
BRUNO : Bruno.
Elle tend la main vers le jeune homme qui semble à l’aise dans ses présentations (désolé, je n’ai que ma version intérieure de l’événement)
ANNIE : Annie.
BRUNO : Ah ! Comme maman !
ANNIE : Ah ! Fuck !

Voilà, nous étions entrés dans la vie l’un de l’autre. Quatre petites journées à Hull, puis le convoi de roulottes, le chapiteau et l’Homme partaient pour Québec, puis Montréal, vers d’autres festivals. J’ai quitté mon emploi et nous avons passé ces mois de tournée au Québec ensemble, dans les fêtes, les restaurants, gâtés par l’argent des « perdiems » (défraiements) de Bruno et de mes prêts et bourses d’études (la grande vie est toujours bien relative…). Nous ne nous posions pas trop de questions. Je croyais le voir disparaître le 2 août et n’avoir comme projets futurs que de la réparation sentimentale. Mais, le 2 août arriva et il m’amena avec lui… pour 18 jours. Puis, retour, travail, études, téléphone, Internet, téléphone, Internet, téléphone, Internet, semaine de relâche ; ah ! Enfin ! Vite ! Avion, Bruno, amour, bras, lèvres, sa recette de gnocchis, encore, je ne veux pas m’en aller, au revoir, je t’aime, appelle-moi, d’accord pour la fidélité. ET REBELOTTE. Nous avons fait les allers-retours pendant un certain temps, toujours dans l’esprit d’une relation stable, normale, d’un vrai couple et rien d’à moitié ou de « on verra ». J’y suis allée quatre fois en deux ans ; il est venu quatre fois en deux ans (bon, il restait toujours vraiment plus longtemps que moi, c’est vrai…). Puis, est venue la troisième année où Bruno a enfin pu rester plus longtemps, ne prenant plus de contrat en Belgique et commençant à créer quelques contacts professionnels à Montréal (et d’autres qu’on ne pourrait qualifier de professionnels, mais dont le caractère alimentaire nous a grandement aidé). Mais au rythme des séparations et des retrouvailles, nous n’avons pas encore réussi à trouver la stabilité, ni dans nos carrières, ni dans notre logis. À presque trois ans de notre rencontre, Bruno prévoit encore son prochain départ pour cause d’expiration de visa. Il attend toujours la réponse de sa première entrevue avec l’immigration qui a eu lieu en octobre ( L'entrevue a été filmée, ainsi que certains autres événements qu'il était à la fois impossible de repousser et essentiel d'avoir comme matériel de tournage). Il serait sûrement plus doux qu’il ne reste que quelques jours au loin, mais financièrement, il se doit de rester travailler là-bas quelques mois pour payer les dépenses que le voyage lui occasionne. Nos projets futurs demeurent donc très vagues, entièrement dépendant du traitement de sa demande, qui n’en est encore qu’à la première étape.

 

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