Filmer la migration

On dit que pour arriver à filmer des oiseaux en vol, il faut avoir vécu avec eux depuis longtemps. Ainsi, pour « Le peuple Migrateur » par exemple, toutes les oies filmées ont grandi en laboratoire, où ils étaient en contact avec l’équipe de tournage dès leur naissance. Cette « imprégnation » permet aux oiseaux d’identifier l’humain qui les suit comme une des leurs et d’accepter naturellement sa présence (et celle de sa caméra) dans leur vol. Les Hommes ne sont pas si différents des animaux. Pour réellement suivre une migration, il faut faire partie du vol…

La démarche qui m’a menée à MIGRATION AMOUREUSE s’est fait lentement. Le sujet des couples éloignés par les frontières s’est d’abord imposé dans ma vie sous la forme d’un amoureux belge, Bruno. Après avoir vécu les émotions fortes des couples séparés non seulement par la distance, mais aussi par l’immigration, j’ai cru qu’un phénomène touchant autant de gens (et les touchant aussi profondément…) méritait qu’on s’y attarde. Je n’avais encore jamais vu de films et seulement quelques livres s’y intéressant. Il y avait pourtant là des histoires d’amour aux dénouements romantiques et dont l’univers kafkaien de l’immigration aurait dû inspirer bon nombre de réalisateurs et de scénaristes!… Moi je l’étais, et je m’y suis lancée à pieds joints. J’ai fouillé, lu, questionné, observé, calculé, en entrevues, en statistiques, en chiffres et en mots, les couples qui posaient le geste de s’unir malgré les frontières… Mais je compris par la suite que le sujet de l’amour, parce qu’il est du domaine intime, n’exige pas de recherche exhaustive et ne prend tout son sens au cinéma qu’en trouvant une forme qui lui soit tout aussi personnelle.

Initialement, j’avais bâti un documentaire s’intéressant à trois couples dont l’amour pendait à un bout de papier. Celui que je formais avec Bruno n’y était pas… puis oui, il s’y est ajouté. Peu à peu, il prenait plus de place. Les autres couples devenaient pâles, de plus en plus anecdotiques… Finalement, malgré mes craintes de manquer de recul ou de me restreindre à une vision singulière du sujet, l’histoire de Bruno devenait le centre du film.
Moi j’avais choisi le cinéma direct, et celui-ci, à son tour, choisissait ce qui est le plus vrai, le plus sensible, le plus proche de l’être humain. Par la suite, je me suis souvent dit que toute ma difficulté à tourner et à finir ce film se trouvait dans sa richesse : sa démarche personnelle.

Quand j’y repense aujourd’hui, tenir la caméra lorsqu’on vit soi-même la situation, l’émotion et les questionnements m’apparaît, comme un pari insoutenable. Pourtant, au fil des épreuves, je ne me suis sentie que peu de fois totalement contrainte par la présence de la caméra. Bien sûr, tout au long du tournage, mon plus grand fantasme était de transformer la pupille de mes yeux en micro-caméras, afin de capter les moments les plus pertinents sans attendre des éléments extérieurs (disponibilité du matériel, permission de filmer dans tel ou tel lieu, etc…). Contrairement à ce que l’on croit, une caméra n’est pas un objet de censure de la vie (enfin, du moment où il y a déjà un lien installé entre le cinéaste et ses sujets). L’obstacle qu’elle impose est davantage de nature physique; elle doit être là, allumée, fonctionner au bon moment, être placée au bon endroit… Non pas qu’elle n’ait aucune influence sur la réalité qui se déroule devant son objectif; elle amène une nouvelle entité (on ne sait de combien d’yeux…) dans la situation et les relations qui se jouent. Elle agit aussi sur la réalité… en en créant une nouvelle, tout aussi réelle. Cependant, le choix de la garder ouverte ou de la fermer ne cesse jamais d’appartenir à l’humain qui la tient. On peut la faire pudique, voyeuse, très subjective ou simplement témoin, mais il faut toujours se garder d’en devenir victime. Il faut connaître ses limites, ne pas franchir celles qui font passer le film avant la véritable histoire, le cinéma avant l’être humain

Ainsi, si certains moments de Migration Amoureuse sont plus délicats, ils ne sont qu’un reflet de la réalité vécue. J’ai tenu ma caméra pendant ceux-ci, mais pour combien d’autres je l’ai déposée ? On oublie trop souvent que le documentaire est d’abord et avant tout du cinéma… Cinquante-deux minutes pour plus de quatre ans de relation, c’est sous cet angle que j’ai accepté de dévoiler un peu de mon intimité; en utilisant des parcelles de réalité pour faire un film sur un sujet que je portais. On ne raconte jamais que des histoires partielles, on fait des zooms sur ce qui illustre ce dont on veut parler. Pour ma part, j’étais débordante d’intentions constructives.

La Pellicule Ensorcelée : Peux-tu nous en dire plus sur la nature de votre "contrat" avec Bruno avec tes deux casquettes : amoureuse ET réalisatrice ? Et nous parler du regard de Bruno sur ce film ?

Annie Saint-Pierre : J’ai parlé à Bruno de cet exercice avec la Pellicule Ensorcelée et il m’a répondu : « Je suis très heureux, j’aimerais bien lire ce qu’ils vont écrire mais je ne crois pas que j’ai mon mot à dire sur ce film, c’est le tien. »

Je peux aussi ajouter que Bruno est bien, il joue dans trois pièces de théâtre cette année et construit sa vie au Québec. Nous sommes, tous les deux, secoués lorsque nous regardons le film (nous essayons de ne pas nous soumettre à cela trop souvent mais bon, lors des présentations publiques, c’est arrivé) mais il me dit toujours que je dois être fière et qu’il le trouve très beau.
Quand à la double casquette… je crois que je ne l’ai jamais complètement assumée. Je ne fonctionne pas comme ça, je ne suis pas une personne très structurée, qui a un côté professionnelle et un côté amoureuse… Tout se mélange chez moi. Je crois que c’est comme ça pour beaucoup de gens dans la création. J’ai simplement vécu les expériences et je suis restée Annie-qui-veut-comprendre-et-parler-de-l’immigration-amoureuse-et-qui-est-au-cœur, tous les jours parfois avec une caméra, parfois sans.

Janvier 2008


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