L’ironie donnera le ton à cette démarche bureaucratique, soulignera son décalage par rapport à la légèreté des sentiments et l’impulsivité de l’amour. Mais mes intentions ne sont pas de dénoncer haut et fort la vision utilitariste de l’immigration ou de tenter de « remettre à l’endroit ce que le libéralisme fait marcher à l’envers » ( Égalité sans frontière, Les immigrés ne sont pas une marchandise, Les notes de la fondation Copernic, Syllepse, Paris, 2001) en accordant la priorité aux conditions économiques plutôt qu’humaines dans le contrôle des frontières nationales. Je souhaite simplement poser une réflexion sur l’incroyable décalage entre les échanges humains et les lois qui les régissent. Face à l’incontournable machine politique et bureaucratique construite autour de l’immigration, croire en un amour qui transcende les frontières peut sembler tout à coup bien téméraire… et surtout, affreusement naïf…

D'où l'intérêt de voir son semblable (autant pour le Belge, le Québécois, le Français ou l’Américain si on reprend cette proximité des cultures : occidentaux, blancs, de classe moyenne) dans une situation d’immigration. Nous qui nous en savons si peu sur la question, nous qui croyons que le monde entier nous est offert. On nous a si souvent montré l’autre, le réfugié, le pauvre, celui qui n’a de commun ni la langue, ni la religion, ni le mode de vie, celui qui venait chercher une terre de rêve. Mais il y a aussi l’Homme qui a tout dans son pays et qui le quitte par amour, pour une autre nation où il n’est pas accueilli à bras ouverts. On «calcule » son cas avec des points (Un extrait très révélateur du film documentaire La loi concernant l'immigration : un équilibre difficile, ONF,     1968, explique le système de points accordés aux immigrants comme s'il s'agissait d'un quiz...À récupérer!!! Voir aussi Rapport de recherche, Annexe IV), on lui demande des preuves, on l’interroge, on contrôle ses allers-retours, ses activités professionnelles, sa vie. Une prise de conscience des droits qui nous sont accordés dans notre pays d’origine, des privilèges dont on jouit sans jamais en réaliser l’importance et de ceux qui nous sont enlevés au nom du libéralisme et du contrôle de l’économie s’impose par ce regard. Habitués à la liberté de religion, de pensées, de parole, il est difficile d'imaginer que les pouvoirs politiques peuvent à ce point prendre le contrôle de nos élans amoureux.

En somme, je décèle un ton de nouveaux Roméo et Juliette dans tous ces amoureux, non plus séparés par leur famille, mais par les frontières de leur pays et surtout les lois qui les régissent. Comme leurs célèbres prédécesseurs, les structures sociales de leur monde n’envisagent pas leur amour possible et contribuent à les en décourager. « Cet ensemble d’éléments [les séparant] a pour effet de renforcer le lien qui les unit. Ils ont alors tendance à s’isoler de tout contexte social et à vivre sur un mode néo-romantique, valorisant beaucoup plus –quelquefois beaucoup trop- ce qui les rapproche et… laissent à l’arrière-plan ce qui, objectivement peut les séparer» (BARBARA, Augustin, Les couples mixtes, Éditions Bayard, paris, 1993, p. 83).

Et si on cherche par tous les moyens à dissuader les jeunes amants de cette histoire impossible, il n’en demeure pas moins qu’hier comme aujourd’hui, on ne peut s’abstenir de s’émouvoir devant la profondeur de leur amour. Au temps de Shakespeare on en fit une des œuvres sur l’amour les plus appréciées, mais dont rares étaient ceux qui se seraient risqués aux mêmes élans. Aujourd’hui, on continue (de manière générale) d’être touchés par ces unions « plus fortes que les frontières », même si peu de gens y croient vraiment. À l’instar de Roméo et Juliette, le renoncement aux racines, à la patrie, à la présence familiale est le gage d’amour que s’offrent les amoureux de l’immigration. Une histoire similaire, mais des époques différentes où les territoires se sont agrandis, faisant passer les limites et conventions dictées par l’appartenance familiale à celles érigées par l'État.

Les coutumes, les convenances, la tradition, tous ces beaux mots ont aujourd’hui peu de signification et n’engagent plus beaucoup d’âmes. Au choix amoureux posé par convention s'oppose aujourd'hui un choix amoureux par conviction. Désormais l'engagement, le couple, n'appartient plus à un ordre externe, mais à une injonction interne qui obéit au domaine des sentiments... et donc plus fragile... Qu'en est-il alors dans les cas exceptionnels, particuliers, où l'ordre extérieur s'en mêle à nouveau? Lorsque les droits et les lois sèment des embûches sur nos désormais libertés amoureuses?

L’adaptation à un nouveau milieu, la situation précaire de l’attente et la dépendance du conjoint, le renoncement à certains droits acquis, le sentiment de voir sa vie tenir à une réponse, à un papier ; le processus d’immigration ne se limite pas à un périple bureaucratique. Migration Amoureuse se veut également une réflexion sur la dimension psychologique d’un tel geste, qui repose essentiellement sur une facette de la vie, l’amour, mais engage l’être au complet. Les personnages suivis nous ferons prendre conscience de ce que leur situation leur inflige moralement, ainsi qu’à leur couple, et que ne connaîtrons jamais les Tremblay/Bélanger, ni même les Cissé/Ruiz, d’origines différentes, mais à la terre et aux passeports identiques.

En choisissant trois couples avec qui les liens d’amitié et de confiance ne sont plus à faire, trois couples qui échangent entre-eux sur leurs situations et qui les présentent sans pudeur, l’approche anthropologique, presque psychologique je dirais, devient possible. C’est parce qu’on s’attarde à un petit nombre de personnages, qu’on s’attache à eux, qu’il est possible d’aller plus loin, plus profondément dans les causes et les répercussions du phénomène de « l’immigration amoureuse ».

 


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