Des morceaux de ma femme

Scénario et réalisation : Frédéric Pelle

D'après une nouvelle de Stephen Dixon

 

1. MAISON - SALLE DE BAIN / INT. JOUR

Première image, le visage d'un homme d'une soixantaine d'années, souriant. Il fredonne une chanson en brésilien, puis enchaîne, face à lui.

•  -Chérie, tu as bien dormi?

Je t'adore, je t'aime toujours. Je vais toujours t'aimer, tu le sais.     

Compte sur moi, sur mon amour. Tu m'as fait... vraiment.

Je suis beau pour toi. Je me sens très beau... quand je t'aime,

Je suis beau moi. Je suis beau. Je t'aime chérie.

Je me regarde... Je suis beau pour toi.

Quand je t'aime, je suis beau.

Voilà, c'est simple, je t'adore. Tu es la femme... de ma vie.     

Aucune réponse.

On le découvre de dos, face au miroir de sa salle de bain. Il se passe de l'eau de toilette sur le visage et quitte la salle de bain.

 

2. MAISON / EXTERIEUR JOUR

L'homme ferme la porte de sa maison et sort d'un pas alerte dans une rue pavillonnaire paisible de la banlieue parisienne. Il monte dans sa voiture, pas toute neuve mais bien entretenue.

 

3. CARREFOUR BANLIEUE PARISIENNE / EXT. JOUR

Sa voiture file. On la voit s'éloigner.

 

4. CHAMBRE HÔPITAL / INT. JOUR

Notre homme est là, immobile, prostré. Il nous tourne le dos. À quelques pas, une infirmière récupère une perfusion d'une potence, et quitte la chambre. On l'entend s'éloigner et fermer la porte. Au bout d'un instant, l'homme s'agenouille et embrasse les mains d'une femme, que l'on devine être son épouse. Très vite il les repose et s'éloigne.

 

5. COULOIR HÔPITAL / INT.JOUR

Une porte qui donne sur le couloir s'ouvre sur notre homme. Il s'éloigne d'un pas tranquille mais décidé dans le couloir.   L'infirmière apparue précédemment dans la chambre embraye son pas, et le rattrape presque aussitôt.

•  Excusez-moi Monsieur, il faudrait remplir des papiers...

L'homme, ni ne se retourne, ni ne s'arrête. Il poursuit son chemin. Il lâche juste un...

•  -Non !!!...

Panique chez l'infirmière.

•  Mais Monsieur, c'est impossible... qu'est ce que vous voulez qu'on fasse du corps?

•  -Brûlez-le !

Suffoquée par cette réponse, l'infirmière trouve cependant très vite une répartie et elle rattrape le fuyard.

•  Mais, ce n'est pas notre métier !

•  -Donnez-le à la science

On se rapproche de l'ascenseur. L'infirmière poursuit, plus calme.                  

-Comme vous voudrez, il faudrait   simplement signer des papiers.

L'homme ralentit son pas et tend la main...

•  D'accord, donnez les moi !...

•  Je ne les ai pas, il faut les établir...

•  Je n'ai pas le temps !

Et il repart de plus belle. Nouvelle panique chez l'infirmière, qui le rattrape.

•  Mais?!...Et ses affaires de toilette, sa radio, ses vêtements?...

Nous sommes près de l'ascenseur. L'homme appuie sur le bouton d'appel.

•  Il faut que j'aille.

•  Enfin...Vous ne pouvez pas faire ça?!

Calmement il lui répond.

•  Oui.

Les portes de l'ascenseur s'ouvrent. Notre homme s'engouffre.         

 

6. HALL HÔPITAL / INT.JOUR

L'homme traverse le hall en direction de la sortie. Il passe devant le comptoir d'accueil qu'on aperçoit un peu plus loin. De dos, un gardien en uniforme discute avec l'hôtesse d'accueil.

Au moment où notre homme franchit la porte de sortie, le gardien reçoit un appel dans son talkie-walkie.

•  Gomez! Vous êtes là?

On découvre maintenant le gardien, Gomez, qui se retourne. Il a une trentaine d'années. S'il ne portait pas l'uniforme, il aurait lui aussi l'air d'un simple visiteur. Il se saisit du talkie

•  Oui?

 

7. HÔPITAL - Parking / EXT.JOUR

Notre homme traverse le parking de l'hôpital. Il marche d'un pas rapide.

Au même instant, Gomez sort à son tour, talkie-walkie à la main. D'un regard, il l'a repéré.

•  Monsieur s'il vous plaît! ...

L'homme se retourne et voit le gardien qui lui fait signe de revenir. Il n'en tient pas compte et reprend son chemin.

 

8. RUE - Arrêt de bus / EXT. JOUR

L'homme s'assied sur le banc d'un abribus. Gomez le rattrape. Il s'arrête à trois pas de lui.

•  ...Excusez- moi. On a besoin de vous à l'hôpital, pour signer des papiers.

L'homme se retourne vers Gomez. Il semble déterminé.                  

•  C'est trop tard. Elle est morte. Tout ce que je veux, c'est m'en aller d'ici le plus vite possible.

•  Oui, mais on m'a demandé de vous ramener.

•  Je ne retournerai pas.

L'homme se lève car un bus arrive. Gomez ne sait que faire.

 

9. BUS / EXT. INT.JOUR

Le bus s'arrête. Les portes s'ouvrent. Des passagers descendent.   L'homme monte sous les yeux de Gomez, impuissant. Il achète un ticket. Sans monter dans le bus, Gomez s'adresse encore à lui

•  Monsieur, soyez raisonnable...

L'homme composte son billet et s'éloigne dans le couloir du bus.

Le bus démarre. Il n'y a plus personne à l'arrêt de bus.

 

10. BUS / INT.JOUR

L'homme est assis au fond du bus, et observe Gomez qui est resté à l'avant, le talkie en main.

•  -Allo, ici Gomez !...Vous me recevez?

Quelques secondes passent, puis une voix se déchaîne dans le talkie-walkie.

•  Ah, tout de même! Mais où êtes-vous nom de Dieu?!!

•  Dans un bus.

Coup d'oeil de Gomez, un peu gêné par la situation. Quelques passagers installés près de lui observent la scène avec curiosité. La voix dans la talkie se fait de plus en plus pressante.

•  -?!?!...Mais qu'est-ce que vous foutez dans un bus?  

•  -Je suis avec le type que vous m'avez demandé d'intercepter à la porte...

Gomez lui jette un coup d'oeil rapide. Il poursuit...

•  ... en fait il a passé la porte. J'ai bien essayé de le retenir, hein, mais il a pas voulu...et puis il est monté dans un bus, alors je l'ai suivi. Mais si vous voulez, je peux descendre au prochain arrêt.

•  Surtout pas Gomez. Tout va bien. Passez-le moi.

Gomez remonte la travée centrale, décolle lentement l'appareil de son oreille et le présente avec la même délicatesse à l'homme qui le voit s'approcher avec méfiance.

•  C'est pour vous...

•  Oui ?.

•  Ah ! Monsieur, vous êtes là ! Les documents concernant votre femme sont prêts. Je vous propose de revenir nous voir. L'agent Gomez va vous accompagner.

Il prend l'appareil avec vivacité...

•  C'est non!, c'est non!

Gomez intervient.

•  Il faut appuyer sur ce bouton     

L'homme s'exécute et répond énergiquement à son interlocuteur                  

•  Faites-en ce que vous voulez, du corps. Je ne veux plus avoir à faire avec ma femme. Je ne   veux plus dire son nom. Je ne veux plus jamais retourner chez nous.

•  Ma bagnole? Je la laisse pourrir sur votre parking d'hôpital de merde     

(un temps)

Et il rend le talkie à Gomez qui semble touché par la situation.

L'homme défait maintenant sa montre-bracelet.

•  Cette montre, c'est elle qui me l'a offerte, elle l'a même portée pendant quelque temps...pourtant, je la jette.

(un temps)

Il se lève et jette la montre par la fenêtre, et poursuit sur sa lancée.

•  Ces vêtements, elle en a acheté certains, en tous cas, elle les a tous, tous bien raccommodés...

Il enlève calmement sa veste et sa chemise, retire son pantalon, ses chaussures et son caleçon, et il jette le tout à ses pieds.

        

11. BUS - RUE / EXT.JOUR

Le bus s'est arrêté. On voit   les quelques passagers descendre, s'interpeller. Le chauffeur descend également et oriente les passagers vers l'arrêt suivant.

 

12. BUS / INT.JOUR

Seuls l'homme et Gomez sont restés dans le bus. Long silence gêné de la part de Gomez, tandis que l'homme est dans ses pensées.

L'homme regarde à présent ses chaussettes, perplexe. Elles lui posent un problème.

•  ?!?!...Pour les chaussettes, Je ne me rappelle plus...

Gomez répond sincèrement

•  Gardez les ! Elles sont chouettes. J'aime bien le marron.

•  ...je crois que c'était l'année dernière, Noël... elle m'avait fait un cadeau de 12 paires de chaussettes de toutes les couleurs... dans un espèce de panier de pique-nique en rotin, c'était vraiment joli joli....

(un temps)

•  Non, celles là ne faisaient pas partie du lot...je peux les garder...

(un temps)

•  Tu vois, on a passé beaucoup trop de temps ensemble, elle et moi, toute notre vie d'adultes...c'est pour ça qu'il faut que je quitte cette ville.

•  Ouais, c'est peut-être le mieux.     

La voix dans le talkie vient troubler brusquement ce moment d'écoute et d'intimité.         

•  Bon, écoutez-moi Gomez, ça suffit comme ça. J'arrive. Je suis là dans cinq minutes avec les documents concernant les dons d'organes.

L'homme saisit l'appareil des mains de Gomez, et s'emporte.

•  Je ne signerai pas. Je refuse que quelqu'un puisse se balader avec des morceaux de ma femme.

•  Gomez! J'arrive, retenez-le!

Après un silence, Gomez répond dans l'appareil.

•  Il est parti, Monsieur

Surpris par l'écoute du gardien, l'homme s'adresse à lui sur le ton de la complicité.

•  On ne peut pas effacer des souvenirs, si on oublie des petits détails. Mon alliance, je te l'offre.

Echange de sourires complices. L'homme sort tranquillement du bus, nu comme un bébé.

 

13. RUE COMMERCANTE - EXT. JOUR :

L'homme se dirige vers une rue commerçante un jour de marché. Serrant son portefeuille, il marche droit devant, en route vers une nouvelle vie.

 

FIN

 

 

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