Le court métrage « Sous le bleu » a été tourné sur 5 jours en mai 2004, à Epernay.
La post-production s'est achevée début juillet 2004. Il a été projeté pour la première fois en septembre, à Venise, lors de la 61e Mostra de Venise. Rapide et inespéré.
Ce qui a précédé le tournage, l'écriture et le développement du projet, avait été plus laborieux. Un premier tour de piste des financeurs nous a opposé un refus des différents "guichets" institutionnels du court-métrage, le projet avait un temps été abandonné. L'intérêt de deux personnes ont fait sortir le projet de la poubelle : un producteur (Olivier Charvet - Kaléo Films), qui m'avait approché pour un tout autre projet, et Christophe Taudière de France 2, qui, malgré son intérêt, avait vu le scénario se faire refuser l'aide du CNC(Centre National du Cinéma). Un an plus tard, lors du deuxième tour de piste, les réponses furent plus favorables, pourtant le scénario était identique.
Avant ces problèmes extrêmement classiques de financement, l'écriture s'était étalée sur une période assez longue. Je ne voulais pas faire un film à thèse, un film à discours. Les dialogues me posaient sans cesse problème car les personnages devaient être bien ancrés dans une réalité politique et sociale.
Ce temps d'écriture et de réflexion assez long et les critiques sur le scénario (qui me semblaient injustes) m'ont obligé à préciser les enjeux du film : mise en scène, découpage, liens entre dialogues et découpage.
Scénario, écriture et enjeux de mise en scène :
J'avais découpé le scénario – bien que court et dans un décor unique– en quatre parties bien distinctes.
Un père et un fils sur leur lieu de travail, à la fin d'une journée de travail.
Sortie du fils. Discussion sur le trottoir avec un homme qui veut lui acheter un bleu de travail
Le père surprend la transaction et explose. Partie à 3 : le père, le fils et l'acheteur.
Le père seul dans le garage suite à la dispute, le retour du fils.
Dès le départ, dans mon esprit, ces parties différaient par leur découpage et par leur rythme.
Première partie : Un père et un fils sur leur lieu de travail.
Début du film, montrer le lieu de travail du père et du fils. Filmer un lieu qui ait une âme, indépendamment des gens qui y travaillent, un lieu où visiblement beaucoup d'hommes ont déjà travaillé. Un lieu avec de la patine, de la crasse, du passé. D'où l'utilisation d'un certain nombre de "natures mortes", de plans dépourvus de leurs personnages.
Montrer un monde routinier où il ne se passe rien. Un monde qui s'est résigné au rien. Le rythme est lent, les dialogues sont banals, et sont liés au quotidien qui file.
Deux "actions" simples sont filmées dans leur continuité : le fils se lave les mains ; le fils enlève son bleu de travail.
Inquiétude : comment faire pour que ces actions ne soient pas trop "signifiantes", ne soient pas perçues comme des métaphores… Se laver les mains, peut ne pas être neutre… Pas de solution intellectuelle à cette inquiétude. Juste le sentiment, au moment du tournage, que Nicolas Giraud, qui joue le jeune homme, est très juste. Qu'il n'essaie pas de compenser le vide, par du jeu…
Cette séquence est peu découpée, on suit les corps se déplacer dans un décor qui leur a pré-existé.
A propos du décor, coup de foudre pour ce garage à Epernay au moment des repérages et pour ceux qui y travaillent. Abandon de mes préjugés sur les garagistes : l'ancien patron du garage retenu pour le film est devenu l'employé de son ami à qui il a vendu son affaire… L'histoire les touche, ça me rassure. Quasiment aucune modification en décoration. Ajout d'une enseigne à l'extérieur (au nom du garagiste, ce qui lui a permis de la garder…), à l'intérieur peinture en vert ou bleu, sur certains murs blancs, à la demande de Lubomir Bakchev, le chef-opérateur, pour faciliter le travail de la lumière.
Pour filmer ce décor dans cette première partie, refus des plans d'ensemble, des plans de présentation. Ces plans de garage n'ont pas pour but de présenter le décor d'une action future, mais de donner quelques indices, quelques traces d'un monde qui dépasse le film et les personnages… L'espace est fragmenté, pas déchiffrable d'entrée.
Le son souligne l'existence d'un monde qui continue de tourner ailleurs (les bruits de la ville tout proche, circulation, motos…).
Sur cette première partie, et sur le début de la suivante, en réalité, ce qui a accaparé le plus d'attention et d'énergie au moment du tournage, ce ne sont pas les enjeux de mise en scène ou le travail avec les comédiens, mais le passage du crépuscule à la nuit. Ce choix esthétique (la lumière bleue du crépuscule au début de la séquence vire peu à peu au noir) a entraîné des soucis techniques que j'avais mal mesuré…
L'avantage de cette lumière, de ce moment de la journée, c'est sa fragilité, son côté éphémère et instable, ce qui va dans le sens du film… : nous sommes dans un moment charnière.
L'inconvénient, et il est très concret, c'est que nous avons une demi-heure de lumière « utile » par jour, et qu'une demi-heure à l'échelle d'un tournage, c'est très peu. Même si nous avons organisé au mieux le découpage et le tournage de cette séquence, en une demi-heure nous tournons deux ou trois plans au maximum… Il faut donc étaler sur les cinq jours de tournage les petits bouts des scènes concernées, et profiter pleinement du crépuscule. Cela revient à morceler la scène : un axe un jour, un autre axe le lendemain et des plans raccord le surlendemain… Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela ne facilite pas le jeu de comédien.
La scène d'arrivée de l'acheteur, qui n'est pas la plus évidente au jeu, fait partie de ces scènes morcelées dans le plan de travail, pour cause de crépuscule.
Nous mettons les plans en place l'après-midi, nous attendons ensuite que le soleil se couche (vision incongrue d'une vingtaine de personnes tuant le temps en attendant que le soleil passe derrière une colline), puis c'est l'agitation frénétique pendant une demi-heure. Après quoi nous allons dîner, et après-dîner nous attaquons le tournage de nuit sur un rythme plus classique.
Seconde partie : L'acheteur arrive, le rythme du film s'accélère très sensiblement.
Dialogues rapides. Filmage qui peu à peu se mue en un champ contre-champ classique… Filmage de la parole de cette personne (l'acheteur) manifestement à l'aise avec les mots et des réactions du fils. Plans poitrine. Plans sur la voiture et la jeune femme blonde, pour ouvrir les possibles du spectateur, pour ouvrir les possibles sur le personnage de l'acheteur dont on ne sait rien.
En répétition avec les comédiens, ce fut la partie la plus travaillée, la plus problématique au jeu. Résister à toute lecture caricaturale du personnage de l'acheteur. En faire un bobo fier de lui et sûr de son argent, et le film est mort. Refus plus ou moins inconscient de lui choisir des costumes avant le film (Yves Verhoeven a finalement joué avec des vêtements trouvés sur le tournage, entre vêtements personnels et emprunts aux techniciens). Voiture banale de location. Je tenais à ce que ce soit la maîtrise de la parole qui marque le fossé social entre l'acheteur et les garagistes (maîtrise de la conversation, de la gêne, de la bienséance dans un monde qui n'est pas le sien) et non pas les signes extérieurs de richesse. Défendre tous les personnages, qu'ils aient chacun leurs raisons… D'autant que la source du problème qui se déclenche est sociale, politique, historique, et dépasse le côté sympathique ou antipathique d'un personnage.
Au moment du tournage, Yves Verhoeven qui joue l'acheteur, change peu à peu le ton du personnage au cours des prises… Il fait rire le plateau, moi compris… Il insiste sur la cocasserie de la situation, et l'ironie de son personnage. Plus tard, sur la table de montage, je fais machine arrière… Je ne garde que quelques moments de légèreté… J'ai peur du grand écart avec ce qui suit…
Troisième partie : Le père surprend la transaction et explose.
Quand le père arrive, changement : on ne filme plus des gens qui parlent, mais des corps. La masse inquiétante du père, l'acheteur qui se sent en trop et qui ne sait que faire de son propre corps, et le fils qui hésite entre soumission et affrontement. Filmage des mains, des tremblements des corps, de la tension. Il n'y a plus de champ contre champ.
L'enjeu de mise en scène, quand le ton monte entre père et fils, était que le spectateur n'exclue pas qu'ils en arrivent aux mains. Ça ne doit pas être deux représentants de la classe ouvrière qui échangent aimablement leur point de vue sur leur "condition"… C'est un père et un fils qui s'aiment et se déchirent, deux hommes habitués au silence, à qui les mots manquent, et qui manquent d'exploser sur un problème qui les dépasse. Le corps du père, souvent au premier plan, écrase le cadre de sa présence. Les cadres sont larges, les personnages sont en pied, les plus gros plans sont des plans poitrine. Pas de gros plan visage. Pas de grandes différences de taille de cadre.
Le son de la ville s'estompe… Il n'y a qu'eux, que ce triangle formé par trois personnages sur un trottoir. On s'écarte peu à peu d'un réalisme radical. Peu de bruit extérieur, aucun passage de voiture ni à l'image ni au son, le bruit de la ville a disparu… Le devant du garage devient une sorte de scène. Le filmage reste très ancré dans le réalisme… mais c'est un réalisme, disons, "subjectif", qui se calque sur la perception du monde extérieur par les personnages.
Quatrième partie : Le père seul.
Rupture de rythme. L'élément étranger est parti. Le fils est parti. On retourne dans l'immobilité du monde du garage, dans le monde du père. On passe subitement dans le point de vue du père. Le découpage n'en est plus un : il ne prévoit qu'un plan. Le père enlève son bleu. Temps réel. Il ne se passe plus rien. Un plan fixe sur le père, cadré large, pour le perdre dans le garage, dans un plan qui ménage un hors-champ de taille, celui du monde extérieur.
Le fils revient du hors-champ, accompagné par le bruit de la ville, le temps qu'il ouvre la porte. Il retournera au monde par le hors-champ. Le fils est dans l'obscurité, il est debout, droit. Devant lui, le père est tassé sur la voiture sur laquelle il s'est assis. Il regarde son fils en levant les yeux. Là non plus, pas de gros plan sur les visages. Pas de plans de coupe au tournage. Impossibilité de monter les différentes prises, de faire machine arrière, certitude de rester sur l'idée de départ, de ce temps qui passe. Le plan dure 5'30'' et clôture le film.
La première prise est la plus forte au jeu, mais gâchée par une erreur sur les bleus de travail. La deuxième est médiocre. La troisième commence, j'entends le cœur des comédiens battre dans les HF, le plateau est figé. Tout se passe bien. Je suis sûr qu'on peut faire mieux. Je ne le saurai jamais, plus de pellicule. Fin du tournage. |