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Mars 2003

Je n'ai plus réalisé de film "de cinéma" depuis quelques années. Petit Matin , un scénario écrit il y a bien longtemps, ne trouve décidément pas de financement et tombe peu à peu aux oubliettes.

Quand soudain... À quelques jours d'intervalle, Château-rouge production m'annonce qu'on a le budget pour Petit Matin et Les Films Hatari me téléphonent pour participer à une série de courts-métrages avec Arte. En l'espace de quinze jours, j'apprends, après des années d'attente, que je suis débordé pour les deux ans à venir...

Premier rendez-vous . Frank Beauvais, initiateur de la série chez Arte, précise d'emblée que le cahier des charges est volontairement lâche et destiné à être contourné. La thématique "Portraits" est un plus prétexte qu'une obligation, libre à nous de faire comme bon nous semble, tant que le budget... etc. Il y a chez Frank un vrai désir de nous offrir une plage de libre expression, où toute forme cinématographique déviante est bienvenue. Pour une fois, s'ouvre la possibilité de faire un film sans avoir à convaincre 25 personnes et commissions avant de tourner la moindre image...

J'écris vite, pour une fois ... Le projet s'intitule " Du rouge sur   la robe ". C'est un portrait   de mon ami Gérard, brossé comme un haïku, en quelques plans séquences. Gérard, est un habitué du "Bar'atteint", le café triste au coin de notre rue. C'est "un personnage", comme disent les imbéciles. Depuis longtemps je désire faire un film avec lui.

Nous tournons un bout d'essai dans ma cuisine... Comme souvent avec les non-professionnels, on avance dans le travail sans idées préconçues. Je m'y sens à l'aise. Il sera bon devant la caméra.

Je tente de ne pas lui faire de fausse joie, lui dit que le projet est   encore très incertain, qu'il faut l'aval des commanditaires, que je suis pour l'instant sur d'autres projets etc.

Finalement: après lecture et visionnage, l'avant-projet plait! Les films Hatari et Beauvais sont enthousiastes. Moi aussi!

Quelques jours plus tard , je tente d'appeler Gérard, n'y parviens pas pendant deux jours. Je m'inquiète, je connais ses tendances à la dépression. Je laisse un message... Le lendemain, son père m'appelle... Gérard s'est suicidé deux jours avant mon appel.

Je suis terriblement triste. Triste d'avoir perdu mon ami, triste d'avoir perdu mon projet. De ne parfois pas parvenir à distinguer les deux tristesses, je me sens sale et honteux.

S'écroule également le doux rêve que ce film aurait pu, un temps, changer la vie de mon ami... Ne reste que la culpabilité. Si je m'y étais pris plus tôt...

Rien. Pendant un temps, je ne sais pas comment réagir, et n'en ai pas envie. Le temps passe, je commence à être hors délais   pour la   série. Je propose finalement " Gérard est mort ", ballade morose d'une équipe de tournage cherchant l'homme qu'elle est sensée filmer, sorte d'errance devenant portrait par l'absence.

Les films Hatari trouvent l'idée trop risquée, et Frank trouve que c'est un film trop long dans le contexte des "Portraits" .

C'est la page blanche. Comme souvent en phase d'écriture, je végète chez Rosario, un ami parfois co-scénariste. Je déteste l'écriture de scénario. Une activité affreusement solitaire. C'est laborieux, long   et ennuyeux... Chez Rosario, je me sens plus en sécurité.

Me revient en mémoire cette adolescente de Munster, ma ville natale. Elle m'a subjuguée par la justesse de son jeu lors d'un stage avec des lycéens... Et si je tentais le journal d'une adolescente?

Je relis d'un oeil distrait un Shakespeare qui traîne sur la bibliothèque de Rosario... C'est une vieille idée : trouver le moyen de filmer du Shakespeare sans en faire une adaptation.

Et si le film alternait des passages de journal intime et des passages où Lucie, ma belle adolescente, jouerait du Shakespeare? C'est un brin romantique mais, comme dit Rosario: une belle fille qui joue bien un beau texte, ça ne peut pas être mauvais...

Et puis reste cette autre idée qui me taraude depuis longtemps : travailler avec des personnes âgées, les mettre en scène comme des comédiens... Et encore cet autre vieux désir de me confronter un peu au documentaire, de chercher une approche intermédiaire pour filmer du réel en évitant le prosaïque du reportage.

Sur le lit de Rosario , je prends la décision: je tournerai le film en maison de retraite! Mon ami lève un peu la tête de l'écran d'ordinateur et lance nonchalamment : "... Et si tu faisais dire Shakespeare aux vieux?"

Je relis cette déclaration d'amour de Juliette en l'absence de Roméo :

"Commande-moi de sauter d'une tour, ou d'errer dans les rues du crime.

Enferme-moi de nuit dans un charnier,(...)

Tout cela, je frémis quand je le raconte, mais je le ferais sans crainte,

Pour garder mon cher amour".

C'est soudain évident.

J'écris un premier descriptif du film dans la journée, l'envoie le lendemain à Hatari. Le projet est immédiatement accepté. Idem à Arte.

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L'été est passé . J'ai finalement tourné "Petit Matin" (avec dans un des rôles, Lucie, dont je parlais tout à l'heure).

Il y a eu la canicule aussi. Le pays se rend compte, pour un court temps, que des vieux y vivent et meurent...

Une fois n'est pas coutume, nous avons assez facilement trouvé l'argent pour compléter le budget. (Si cette série est une belle idée, Arte ne met cependant pas assez d'argent pour faire les films... Et certainement pas pour payer les équipes).

La décision de tourner en Alsace est prise rapidement, avant tout pour des raisons de production et de commodité (Le Deuxième Souffle, qui co-produit le projet, y est implanté, et moi j'y vis).

Dans un premier temps, j'hésite : le mélange entre alsacien et shakespearien se fera-t-il? À bien y réfléchir, ces deux langues étrangères se répondent pour créer un climat d'étrangeté qui me semble juste. C'est de cela qu'il s'agit : filmer ces "vieux" comme d'étranges étrangers et, en s'approchant, rendre lentement sensible qu'ils nous sont plus proches qu'on ne veut le croire. Rendre palpable cette   idée : dans moins de temps que nous le pensons, nous courrons tous le risque de devenir des ovnis sociaux qu'on tente d'oublier dans les mouroirs.

Débutent les repérages. Comme à chaque grande prise de décision avant tournage, j'hésite, je tergiverse... Nous visitons plus de 80 établissements.

Nous pensions rencontrer de la réticence auprès des équipes d'encadrement, c'est tout l'inverse: nous sommes accueillis à bras ouverts dans presque tous les cas. Nous comprenons qu'une de leurs grandes préoccupations est d'essayer de créer un minimum d'évènements vivants, avec des budgets et un personnel tout à fait insuffisants pour prodiguer plus que les besoins de base. À de rares exceptions près, les lieux sont propres, les équipes de bonne volonté (sur l'ensemble   de   la région, trois-quatre lieux sont cependant absolument infâmes, puant l'urine et le mépris des vieillards!).

La difficulté à choisir le lieu est multiple:

- Il faut un nombre de pensionnaires ni trop faible (ce qui limiterait les possibilités de filmage), ni trop élevé (ce qui rendrait les arrangements pour gérer notre présence plus compliqués).

- Les vieilles personnes ne doivent pas être impotentes. Il faut des pensionnaires encore capables de dire les textes, et la vision que je veux donner des vieux, pour être dure, ne doit pas être dégradante. Indépendamment des questions déontologiques, c'est aussi qu'on ne s'identifie pas à ceux qu'on range trop facilement dans le clan des "autres", ceux qui ont déjà trop perdu pied avec "l'humanité".

- Pour être fonctionnelle et limiter les besoins en lumière additionnelle, la pièce commune, notre décor principal, doit être suffisamment vaste et claire. Par ailleurs, je ne sais pourquoi, je lui imaginais de grandes baies vitrées avec vue sur une nature quelconque, et ne me défais pas   de ce souhait.

- Il faut un espace intéressant à filmer... Or, le programme de rénovation des équipements des années 80-90, s'il me semble humainement catastrophique, l'est aussi cinématographiquement... Sauf exceptions, c'est un mélange entre une architecture de collectivité aseptisée et de vagues velléités "contemporaines" datées, le tout agrémenté de couleurs pastelles comme de vieux shamallows... Les contraintes hygiéniques et sécuritaires ont pris le pas sur les autres considérations architecturales, comme celle d'imaginer des lieux habitables, des maisons de retraites, et non ces espèces d' hôpitaux de campagne... En tous cas, la plupart sont infilmables.

Finalement, je choisis "le rayon de soleil" , cube bétonné des années 70 posé en bordure de village. Malgré la laideur de cette architecture, elle continue de me fasciner. Avec son rigorisme trop mathématique, elle est extrêmement facile à cadrer: tout y est lignes de fuite, perspectives... On y sent abruptement, comme j'aime le faire ressentir dans mes films, la pression que l'espace peut générer, surtout lorsqu'il s'agit d'espace collectif.

Et cependant, le lieu garde encore un petit charme d'antan, quelque chose d'humain qui me séduit.

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À trois semaines du tournage : début du travail sur place . Lors des repérages, nous déplaçons quelques rideaux pour voir comment travailler la lumière. Deux minutes plus tard, une des pensionnaires se lève, s'approche de la fenêtre, remet le rideau en place, repart sans un mot... Inénarrable madame Guédon, à qui le moindre changement fait perdre tout repère... Nous nous le tenons pour dit: c'est en douceur qu'il faudra réaliser les aménagements qui s'imposent pour le film!

Très vite, une sorte de protocole se met en place entre les pensionnaires et nous. Nous arrivons le matin, faisons la tournée des uns et des autres, expliquons qui nous sommes, ce que nous venons faire.

Nous leur laissons surtout la parole... Elle ne tarde pas à se déverser, en longs flots inextinguibles. Cette occupation d'écoute représente au moins les deux tiers de nos journées.

Le lendemain nous recommençons. Depuis la veille, beaucoup nous ont oublié. Nous réécoutons les histoires des uns et des autres; parfois gaies, mais rarement. Même aux confins de la sénilité, une lucidité perdure : tous savent que le seul sens de leur présence ici est d'attendre d'y mourir. Et c'est une souffrance vaste comme un désert.

À quinze jours du tournage, j'ai trouvé les principaux comédiens   du film. Parmi les pensionnaires capables et désireux de dire du Shakespeare, peu se révèlent "indirigeables" dans leur lecture d'un bout de monologue.

Une chose étonnante se produit. Soit qu'ils n'ont pas une culture de l'image suffisante, soit que, passé un certain âge, la question de sa propre représentation est évacuée, en tous cas, l'un des problèmes essentiels du jeu d'acteur ne se pose pas : à aucun moment, je ne les sens inquiets de ce qu'ils donnent à voir d'eux-mêmes, jamais ils ne "se regardent" jouer.

Du coup, passé le cap des défauts d'intonation, des voix qui chantonnent le texte, nous nous consacrons   à l'état du "personnage", au rythme qui doit parcourir le monologue etc. Nous travaillons avec aisance.

S'ils s'oublient aisément dans la lecture du texte , c'est aussi parce que la difficulté de dire cette langue trop littéraire, cet exercice surhumain de retenir quelques lignes par coeur, accaparent toute la puissance de concentration. Je les vois s'oublier totalement.

Du coup, ils sont d'eux-mêmes dans l'état que je cherche à obtenir de n'importe quelle comédien : trouver un moyen de le faire "se fondre" dans   ce que je lui demande, de lui faire occulter toute autre considération. Contrairement à ceux qui prônent le rôle de composition, un bon état de jeu de cinéma a toujours été, pour moi, très proche d'une forme d'inconscience.

En revanche, chacun comprend tout à fait la dureté des textes, et la façon dont elle se rapporte à leur vie actuelle. Mais je ne rencontre aucune fausse pudeur. Chacun semble être passé par suffisamment d'épreuves et de renoncements forcés pour trouver plutôt gratifiant d'énoncer ces textes qui les représentent un tant soit peu.

Dernière semaine avant tournage. Nous connaissons désormais tous les pensionnaires , ou presque, savons quand un tel sera à tel endroit, ce qu'il fait à telle heure de la journée etc. Un plan de travail se dessine en fonction de leurs placements et déplacements. Mme Uhrig est toujours à côté de son frère dans le coin salon, Mme Arbogast, quand elle ne se déplace pour voir sa copine Mme Uhrig, préfère la table du milieu, côté parking... Mme Muller ne descend qu'une demi-heure avant le déjeuner, puis une demi-heure avant le goûter, pour ensuite rester dans le salon jusqu'au dîner...

Notre présence devient de plus en plus perceptible, voir dérangeante . Alexis, le chef opérateur, nous a rejoint. Le lendemain, nous commençons à filmer avec une petite caméra pour chercher nos axes de prise de vue, pour expérimenter certains types de cadrages etc. On sent immédiatement une hostilité nouvelle dans la pièce, chacun se tient sur ses gardes...

Surtout, nous changeons une grande partie de l'aménagement de la salle : on enlève les "décorations" accrochées au lustres et aux murs (il restait encore les citrouilles en papier orange d'Halloween...); on décloisonne l'espace que scindaient des paravents; on change les baquets de fleurs roses pales qui juraient avec les teintes de la pièce; on ferme les rideaux afin d'éviter les contre-jours et   masquer la vue sur le parking... Mme Guédon, à qui nous tentons d'expliquer le pourquoi du comment, ne nous répond plus et ne décolère pas!

À deux jours du tournage, le soir, nous accrochons au plafond des projecteurs avec de longs manchons diffuseurs. Au-dessus de la tête des pensionnaires sont pendus 6 tubes de 2,5 mètres de long, comme de gros boyaux de lumière! Ils ne remplacent pas la lumière du jour, mais la modèlent et contrebalancent légèrement les variations de lumière extérieure.

Le lendemain matin, plutôt que d'allumer les lustres, nous proposons notre éclairage... Soulagement... Cette fois, notre proposition est plutôt bien acceptée. Mais lorsque, une heure plus tard, nous voulons économiser les projecteurs et remettons la lumière   habituelle, madame Guédon manifeste vivement son incompréhension... Il faut s'y résoudre, nous ne changerons pas l'éclairage en court de journée, les projecteurs seront allumés en permanence.

 

Veille du tournage. Finalement, l'acceptation des différentes modifications est aussi rapide que la réaction immédiate fut vive. Etre filmé avec la petite caméra vidéo, même de près, ne pose plus de problème à personne. En revanche, chacun pose comme pour une photo, ce qui ne m'arrange pas vraiment.

Cependant, il nous suffit de rester longtemps en place, sans trop bouger, pour nous faire totalement oublier! Nous trouvons un mode d'organisation selon ce principe, une sorte de chasse à l'image : Nous   resterons longtemps en situation d'observation, près à filmer, mais la caméra ne sera déclenchée que lorsque nos pensionnaires ne feront plus attention à nous.

Début du tournage. L'arrivée de deux personnes supplémentaires dans l'équipe et l'introduction du matériel cinéma, beaucoup plus volumineux, sont immédiatement acceptés. Suite aux bouleversements des jours précédents, tout nouveau changement semble désormais "normal".

Comme souvent en situation documentaire, le micro capte finalement plus l'attention que la caméra. Car si nous sommes à quelques mètres de la personne que nous filmons, Frédéric, lui, amène son micro à proximité. Pour désamorcer toute inquiétude auprès des pensionnaires, il se livre soudain à un petit cours de fonctionnement   de la prise de son, en plein milieu du salon! Je suis ébahi. J'ai l'impression que personne ne comprend rien, mais que tout le monde lui est extrêmement reconnaissant de son explication du fonctionnement de nos engins. Jusqu'à présent, nous   avions tous omis   de faire...

Nous   n'avons pas de scénario préétabli, mais deux listes : l'une avec les différents types de plans à tourner, l'autre avec les "personnages" sur lesquels le film va plus particulièrement se focaliser. Le soir, nous faisons le point sur ce que nous avons pu filmer, sur ce qu'il nous manque encore...

Nous nous interrogeons beaucoup sur "la juste distance" de la caméra. Je n'ai pas envie de faire un reportage et de remettre en scène un semblant de vie. En même temps, nous savons que le risque permanent est de tomber dans le glauque complaisant et l'esthétisme. Une chose est sûre, quand je vois le résultat final, je trouve le film volontairement très édulcoré par rapport à la violence réelle de la vieillesse et de son apparence lorsqu'on est sur place.

Nos journées sont très courtes . L'emploi du temps en maison de retraite est conçu de manière à accélérer au maximum le déroulement de la journée. Tous les moments "d'activité" (soins, repas et goûter essentiellement) sont étirés autant que possible. De notre côté, c'est dans les moments de calme que nous pouvons le mieux travailler.

Par ailleurs, les journées de début décembre en Alsace sont une catastrophe météorologique. Malgré notre lumière et notre pellicule sensible, nous ne pouvons tourner qu'à partir de 8h30 le matin et, par temps gris, il nous est arrivé de décréter la fin de journée avant 15h!

Les laps de temps dont nous disposons sont une course effrénée.

Nous avons trouvé un système de cadrage qui me convient tout à fait. Notre pied est équipé de roulettes pour nous déplacer plus discrètement et rapidement. À la caméra, nous nous alternons avec Alexis de façon assez libre, selon ce que l'un de nous a vu et souhaite filmer. Après trois projets en commun, nous nous connaissons désormais suffisamment pour communiquer rapidement avec un minimum de signes.

L'ensemble est efficace mais certainement assez désagréable pour les autres membres de notre petite équipe. Passer la semaine à suivre cette caméra à roulettes dont on ne pouvait jamais savoir ce qu'elle allait filmer a dû être exténuant.

Les comédiens travaillent avec une rare opiniâtreté. Je vois Madame Muller et Monsieur Kaminska avec leur texte en main plusieurs heures par jour. Cependant, si les trois autres personnes que nous allons filmer sont parvenues à apprendre leur texte, eux deux n'y parviennent décidément pas.

Nous mettons en place un subterfuge adapté à chacun. Pour madame Muller, ce sera un texte géant sur un panneau. Violaine, l'assistante, lui indique au fur et à mesure où l'on se situe dans le texte. En cas de soucis, elle peut retrouver le mot manquant. Pour Monsieur Kaminska, ce sera un petit texte collé tout près de la caméra, avec quelques mots surlignés, ceux qui ne veulent définitivement pas "rentrer".

C'est dans la mise en place de ces anti-sèches que je rencontre mes plus gros soucis de mise en scène. J'ai un mal fou à faire accepter à nos interprètes l'idée qu'une faute de texte ou un trou de mémoire ne me gêne pas, tant qu'ils restent impassibles, tant qu'ils ne soulignent pas d'un mot ou d'une expression l'erreur qu'ils viennent de faire... Or, le moindre doute de texte est vécu comme un échec, et ils ne peuvent s'empêcher de manifester leur désarroi ou leur agacement...

Avec madame Muller, je finis par me fâcher et hausser le ton, pour que la frayeur de provoquer mon énervement prenne pour elle le pas sur le sentiment d'effroi face aux trous de texte. C'est désagréable, mais ça marche. Nous parvenons à faire une prise avec quelques erreurs, mais une très belle émotion.

Pour nous tous, le filmage des textes est un grand moment.

Fini. Le tournage s'est bien achevé. Même madame Guédon a fini par nous accepter... C'est soulageant et désagréable de partir. J'ai l'impression d'abandonner tout ce monde-là.   Il y avait ceux que j'aimais, ceux qui étaient de vieux cons, les gentils, les méchants comme partout ailleurs... Reste un vague sentiment de culpabilité: nous leur avons donné beaucoup d'affection, mais peut-être moins pour eux que pour le film... Celui-ci en boîte, on repart comme si de rien n'était... Eux restent.

Le montage débute peu après. Comme à chaque fois, il se révèle difficile. J'ai toujours l'impression que c'est sur le banc de montage que je finis réellement d'écrire mon film. Il n'y a pas d'histoire, il n'y a pas de nécessité logique dans la succession des plans... Il faut inventer cette nécessité, trouver un lien, même ténu, pour que soudain, dans la durée, tout cela prenne sens.

Lorsqu'enfin, un récit intuitif mais cohérent commence à se dégager, j'ai toujours l'impression d'assister à un mini miracle. C'est réellement comme un changement d'état en physique, comme de la glace devenant eau : deux matières issues des mêmes éléments, mais qui n'ont à vrai dire rien de commun.

En tous cas, c'est long ... Le montage image dure un mois et demi, étalé sur une période de trois mois. Puis, à son tour, le montage son se révèle complexe. À lui tout seul, le montage des textes nous prend plus d'une semaine. On remonte mot à mot, parfois syllabe par syllabe, pour trouver la diction la plus belle.

Après quelques mois passés à d'autres choses, je reviens au projet à l'automne. Le film, tourné en décembre, est achevé en octobre de l'année suivante.