Texte making of et tournage - Projet de court métrage en différentes étapes

1. Vers les origines

En 2003, j'ai passé 6 mois à Istanbul dans le but de préparer mon DEA en histoire du cinéma turc (de l'exode rural à l'émigration) que je préparais à l'université de Madrid. Durant ces 6 mois j'espérais pouvoir maîtriser suffisamment bien le turc pour me plonger dans les livres et articles écrits sur le cinéma. Au bout de 3 mois, je me suis rendue compte que j'en serai incapable. La langue turque étant trop dure à dompter dans un laps de temps aussi court. Changement dès lors de manière de procédé. J'ai récupéré les téléphones de tous les cinéastes qui m'intéressaient : Nuri Bilge Ceylan (qui n'avait pas encore présenté Uzak à Cannes), Zeki Demirkubuz, Atif Yilmaz, Omer Kavur, etc. et les ai rencontrés. Parallèlement, le festival d'istanbul m'avait ouvert les portes de ses archives sur support VHS. Tous les jours, je m'y rendais pour y découvrir des pépites méconnues du grand public : Gelin, Otobus, Ma Mercedes jaune, etc. et des plus connus Yol, le troupeau, Kasaba, etc. c'est au travers de ces kilomètres de pellicules que j'ai découvert mes origines turques et que je les ai aimées.

 

(quelques pages extraites du carnet de notes d'Eileen Hofer)

 

2. Le journalisme

Grâce au journalisme, j'ai pu me rendre plusieurs années de suite dans des festivals de forte notoriété comme Cannes, Berlin, Venise, Sundance et y rencontrer des cinéastes en devenir et des auteurs confirmés. J'y ai rencontré plusieurs personnes qui m'ont donné l'envie de passer un jour de l'autre côté de la caméra. Comment raconter des histoires avec des budgets minimes ? Lisandro Alonso, Brillante Mendoza, Nuri Bilge Ceylan l'ont fait, avançant au gré des difficultés. On connaît depuis leur succès. J'ai donc envoyé mon scénario à une société de production suisse qui l'a tout de suite aimé. Il faut dire que cela fait depuis que j'ai 18 ans que j'écris des scénarios et que je les range dans un tiroir sans les faire lire à personne. Le grand saut venait d'être fait.

 

 

3. la production

Impossible à l'époque de recevoir des fonds pour ce projet de film. Un a passé avec que des réponses négatives. De quoi démoraliser un éléphant. Personnellement, je pensais que ce film pouvait être tourné avec un tout petit budget et que l'on pouvait en faire quelque chose de bien. J'ai donc quitté la prod pour le produire seule. J'ai obtenu de l'argent d'un mécène pour faire le tournage. Un petit pécule qui a suffit à mobiliser une petite équipe. Il fallait trouver le bon endroit pour faire le tournage. J'ai sillonné à plusieurs reprises la Turquie, me rendant à ses frontières arméniennes, iraniennes, irakiennes puis lors d'un dernier voyage de plus de 16 heures de bus j'ai découvert la Cappadoce et ses villages cachés du touriste de base. Des écoles tenant vaguement debout, des cafés dans lesquels les hommes passent leur journée hivernale à jouer aux cartes et boire du thé. Des femmes chaleureuses qui nous invitaient à utiliser leurs toilettes... En moins de deux jours, j'avais trouvé les lieux et quelques visages qui pouvaient m'inspirer pour les personnages.

 

 

4. l'arrivée ratée

Peu d'argent implique, une petite équipe, peu de jours de tournage et peu de matériel technique. L'université de Genève nous a prêté ses lumières et le caméraman est venu avec son propre matériel. Nous sommes partis avec lui 3 jours avant le début du tournage histoire de récupérer toutes les autorisations nécessaires, la « protection » de l'armée, mais surtout il nous fallait retrouver ces visages filmés quelques mois au préalable. Parmi ces visages, il y avait le fils du film à retrouver absolument. Je l'avais filmé dans une classe d'école entouré de ses camarades, c'était le seul à m'avoir paru différent. Je lui avais demandé son nom, il m'avait dit Ulysse, je trouvais qu'avec l'histoire de fond d'un barrage son nom était un signe. En fait, il s'appelle Hulusi.

Quoiqu'il en soit, nous avons été bloqués à l'aéroport d'Istanbul. Les tempêtes de neige qui s'abattaient sur tout l'est du pays avaient bloqué le transport aérien mais terrestre aussi. Les écoles étaient fermées, les bureaux aussi, les habitants bloqués chez eux. Nous avons dû rester 3 jours dans un hôtel sans jamais savoir quand nous repartirions. Je vous passe les détails de mon ulcère. Et pourtant, on a rebondit en organisant tout depuis l'hôtel, par un hasard incroyable, le directeur des affaires culturelles et touristiques que nous devions voir là bas se trouvait lui aussi bloqué à Istanbul. Mieux que ça... il était bloqué comme nous dans le même hôtel. Grégory Bindschedler, mon caméraman, et moi avons beaucoup ri ce jour-là. On s'est dit que nous avions une étoile au dessus de nos têtes. Ce directeur nous a tout organisé à distance du coup, nous sommes arrivés sur le lieu de tournage avec les accords et les papiers signés en poche.

 

 

5. premier jour de tournage

Comme nous n'avions pas encore remis la main sur le gamin, nous avons tourné les scènes avec Jacky Nercessian où il marche dans la neige et entre chaque plan, nous courions les écoles pour retrouver l'enfant. Je ne voulais que des locaux sauf pour le rôle du père. Je voulais qu'il soit un acteur professionnel mais où le trouver et comment faire pour avoir un acteur franco-turc, du moins qui parle ces deux langues. En découvrant un soir sur Arte « le Grand Voyage », j'ai découvert Jacky, j'ai tout de suite envoyé à son agent une lettre comme un enfant écrit au père noël : « Bonjour, je n'ai pas d'argent, je n'ai pas d'expérience, je n'ai rien mais je vous veux. Voici le scénario. » il m'a proposé de venir à Paris lui en parler, c'est lui en fait qui m'a fait passer un casting. J'ai eu le rôle. Enfin, il a accepté de jouer dans mon court.

 

 

6. « action »

Le deuxième jour de tournage, tout le reste de l'équipe est arrivé : preneur de son, assistant caméra et scripte (nous n'étions que 5 !). J'ai mis en place Jacky et un autre figurant et me suis mise derrière la caméra. J'étais impressionnée de voir tous ces techniciens. J'ai crié « tout le monde est prêt ? alors action ! » et là j'ai compris en voyant la tête des techniciens que je n'y connaissais fichtrement rien en matière de tournage. Il fallait dire moteur, caméra tourne, le son etc. faire le clap et après un silence religieux lancer un « action » profond.

 

 

7. exit toute féminité

Comme je n'avais jamais mis les pieds sur un tournage avant et que surtout je n'avais jamais suivi de cours de cinéma, j'avais l'impression à la veille du tournage d'être un avocat qui se retrouve à devoir faire une opération à coeur ouvert. Intentionnellement, je m'étais entourée d'une équipe d'hommes, de professionnels mais surtout de jeunes. Je ne voulais pas du technicien cliché de 50 ans qui soupire à chaque erreur commise. Autant dire qu'il n'aurait plus de souffle à la fin du tournage. Je les voulais tous hommes aussi pour une autre raison. Je voulais que Racines soit sans pathos, un film d'hommes avec que des hommes et pourtant je voulais que l'absence de la mère se sente à tout moment du film. Je voulais aussi que Jacky, le soir venu, remplisse les tâches de la mère absente et donc s'adoucisse. En ce qui me concerne, je voulais être à la hauteur en tant que réalisatrice et surtout me faire respecter dans mes choix et être soutenue dans mes erreurs auprès de mon équipe. Je ne sais pas pourquoi mais j'étais persuadée qu'en étant le plus masculine possible cela marcherait. J'ai donc opté pour des habits amples, pas de maquillage, des grosses bottes bref sans une once de féminité. Je ne m'accordais que 5 minutes par jour de moment « féminin ». après ma douche à minuit (nous nous levions vers 5-6 heures) je m'enduisais le corps d'une crème volée dans un hôtel quelconque. Après une semaine de rituel post-minuit je me suis rendue compte qu'en fait ce n'était pas de la crème mais un après shampoing. Dès lors j'ai décidé que tout cela était ridicule et qu'au final je devais être acceptée en tant que femme. Sur mon court métrage suivant « le deuil de la cigogne joyeuse » je portais des robes.

 

8. les villageois

Avant notre départ, j'avais dit à l'équipe technique qu'ils allaient vivre une belle expérience humaine. C'est vrai, les turcs sont peut être des têtes dures mais ce sont des gens bons, hospitaliers et surtout généreux. Durant la semaine de tournage, les villageois nous ont accueillis à bras ouvert. Certains nous approchaient dans la rue avec un plateau et des tasses de thé brûlant histoire de nous réchauffer, d'autres venaient nous demander timidement si c'était vrai qu'un barrage allait inonder leur village. Des vieux nous glissaient des pistaches dans la main avec un joli sourire. Le propriétaire du café était si content qu'un film soit filmé chez lui qu'il a mobilisé tous ses clients. Les enfants nous suivaient et nous saluaient parfois timidement parfois directement. Le dernier jour, l'acteur principal a pleuré. Il était triste de nous quitter. Je lui avais déjà offert les jouets de Spiderman du film. Je me suis demandée si nous ne lui faisions pas du mal en venant bousculer sa vie et en partant si vite. Je n'aurais de réponse que le jour où je prendrai le temps de repartir là-bas et de lui rendre visite. C'est une promesse que je dois tenir.

 

9. la première sélection du film

9h du matin, le téléphone sonne. Le programmateur des courts métrages du festival de Locarno est à l'autre bout du fil. Il me demande si mon film pourra être terminé pour le festival. Je trouve sa question bizarre. Je lui dit que s'il faut que le film soit terminé pour son festival il le sera. Il me dit alors qu'il est pris en compétition. Je veux lui répondre mais je fonds en larme. J'ai pleuré pendant une heure au téléphone (ou 1 minute mais ça m'a semblé long). Il était gêné et moi encore plus. Je croyais que ce film allait finir en cadeau de noël à ma famille. Un bon dvd de vacances ou mes premiers pas ratés comme cinéaste. Aujourd'hui, ce film a été montré dans plus de 65 festivals et a glané prix. En somme, il suffit d'être tenace, de croire un peu en ses rêves et beaucoup en la poésie du monde pour réaliser ses projets.

 

 

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