Note d'intention

Ma mère est originaire du sud de la Turquie. Quand mon père, né à Berne, l'a quittée alors que je n'avais même pas 4 ans, elle est restée en Suisse pour m'offrir une vie meilleure. J'ai grandi seule avec elle à Genève. Dès l'âge de 12 ans, je ne comprenais pas pourquoi ce qu'elle m'inculquait comme valeurs ne s'appliquait pas en dehors de notre maison. Les cultures étaient trop différentes. Il m'a fallu au fil des années apprendre à trouver le juste équilibre entre mon éducation scolaire suisse et le poids de mes traditions turques.

En 2003, je profitais d'un travail de recherche que je devais réaliser pour l'obtention de mon DEA en histoire du cinéma pour partir à la quête de ce pays finalement méconnu. Après six mois d'étude à Istanbul, je décidai de prendre la route vers le sud-est de la Turquie. C'est ainsi que j'ai découvert le village de Hasankeyf. Perdue au milieu d'une route sans fin et poussiéreuse, cette petite bourgade, construite sur les deux rives d'une rivière brunâtre, possède un charme unique. Entre son vieux pont romain et ses ruines troglodytes s'élève le minaret d'une mosquée. Plusieurs civilisations y ont élu domicile depuis 12000 ans y laissant chacune leurs traces historiques.

Cette région est actuellement menacée de disparition par la construction d'un barrage financé notamment par des entreprises européennes. Je me suis tout de suite imaginé le sort des habitants. Quel avenir attend ces paysans qui ont vu grandir leur enfants, qui labourent leurs terres et y enterrent les leurs depuis plusieurs générations? Quel avenir attend ce coiffeur fier de montrer son salon familial? Qui se préoccupent de leur sort? Ne seront-ils pas contraints à rejoindre les bidons villes de Diyarbakir ou de Mardin, les deux villes avoisinantes qui sont déjà surpeuplées de réfugiés Kurdes d'Irak? De fait, en discutant récemment avec Christine Eberlein, responsable de la Déclaration de Berne, il y a déjà plus de 1500 demandes d'asiles en Suisse qui ont été faites par des Kurdes originaires de la région d'Hasankeyf.

Le cinéma turc a durant des décennies (et encore récemment avec «Uzak» de Nuri Bilge Ceylan, primé à Cannes en 2004) suivi l'épopée de ces personnes dont le destin leur a été volé ou imposé. Des villageois qui débarquent ébahis à Istanbul pensant y faire fortune et qui se confrontent à tous les vices d'une mégalopole. Ces mêmes villageois qui après avoir lutté des années pour protéger leur culture et tradition se voient contraint à adopter des nouvelles règles qui ne sont pas les leurs. Et puis ces mêmes villageois qui, quand Istanbul ne pouvait plus accueillir de personnes, partaient dans les années soixante vers un nouveau paradis: l'Allemagne. Mon sujet de recherche était basé sur cet exode rural qui finit par une émigration souvent définitive, comme celle de ma mère.

Apprendre la situation précaire de la ville d'Hasankeyf a été pour moi le point de départ d'une analyse nouvelle. Et si au lieu de parler des personnes exilées je parlais des personnes sur le point d'être arrachées à leurs racines? Et si au lieu d'en faire une thèse, comme me le proposait mon professeur Alberto ELENA (1) j'en faisais une fiction?

Géographiquement, la ville d'Hasankeyf ressemble beaucoup aux villages de la Cappadoce de part leurs nombreuses grottes troglodytes. Le désir de tourner dans un de ces endroits est important puisqu'il nous permet visuellement et cinémato-graphiquement parlant de jouer avec l'exotisme d'une région méconnue mais aussi de profiter d'une lumière exceptionnelle et propre à ces endroits.

Enfin, la réalisation de ce court-métrage me permettra d'arrêter délibérément ma caméra sur des «antihéros», des villageois démunis qui appartiennent à une société qui doit coûte que coûte entrer dans une mondialisation en marche. En me penchant sur leur vie durant les 17 minutes de ce film, je veux souligner les points communs entre des sociétés a priori diamétralement opposées. Les doutes et les peurs de ces personnages ne sont-ils finalement pas universels ?

(1) Alberto ELENA professeur de cinéma à l'Université Autonome de Madrid, spécialisé dans le cinéma moyen-orientale et iranien / directeur du Festival Cine Del Sur, Granada

 

 

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