Journal rétroactif

Des films en archipel
Je pense souvent à mes films, même une fois terminés, ils vivent un peu en moi. Peut-être pour un souci de cohérence, je les observe de loin, je regarde l'ensemble. Cela m'arrive de tourner la tête et de comprendre pourquoi je m'intéresse aujourd'hui à ceci ou cela, comment mes désirs dialoguent avec mes images d'autrefois. Il faut dire que chaque film nourrit le suivant, et pas uniquement du seul point de vue de l'expérience. C'est comme une question que je creuse, une question suspendue que je traine derrière moi, ou une fenêtre ouverte vers un chemin inattendu.

Ce parcourt rétroactif, je le fais avec mes films, mais aussi avec ceux des autres. Quand je découvre le travail d'un réalisateur, j'aime regarder tout ce qu'il a fait, même ses travaux d'école si il en a. J'établis des ponts, des occurrences. Cela me donne l'impression de faire connaissance avec quelqu'un -une vraie rencontre-, de partager des secrets.

L'histoire est dans les formes
Mes propres secrets, je ne les connais sûrement pas tous. Quand on fait un film, il y a des liens invisibles qui se font en dehors de soi. Mais je sais que malgré les différentes formes de mes courts métrages, quelque chose les réunit et c'est peut-être justement cette singularité de la forme. Le format court est un lieu d'expérimentation cinématographique très fort pour moi, c'est le bon endroit pour se poser des questions, tester des choses, jouer avec les images. À l'origine de chaque court métrage il y a une forme qui est aussi son contenu. C'était tout de suite le cas dans mon premier court métrage, « l'Isle », où les métamorphoses des images (dessins, images posées noir et blanc, couleur mouvement et Super8 de fin) les variations visuelles reflétaient l' histoire d'amour que je racontais.

L'espace du désir
« L'amour à trois » est né comme ça. Le cadre étant un espace, j'avais envie de raconter un espace encombré, celui du désir. Un ventre au centre du cadre, un ventre toujours dans le cadre, un ventre sans visage puisque je ne parle pas vraiment d'une femme enceinte particulière, mais de maternité. J'ai décidé de la prendre à ses origines, à sa toute première apparition: un ventre qui dit « future mère ».
Et j'ai aussi pris le désir à ces origines avec cette Eve de Cranach, femme séduisante et dangereuse qui a le secret du désir. La première femme. Et que se passe-t-il quand la femme est aussi mère ? Quand l'espace du désir est troublé, quand la circulation du désir est entravée par la présence d'un tiers désiré ?
Deux désirs qui ne vivent pas naturellement ensemble. Deux désirs si différents.
Mais j'avais envie, comme souvent, de parler de bonheur, d'amour. Le cinéma parle si bien de toutes ces choses que la parole a du mal à saisir. Peut-être que la poésie le fait bien, mais les images ont le don de pouvoir incarner la complexité avec légèreté. Une image peut dire plusieurs choses en même temps, l'image est synthétique, alors que les mots s'accumulent.

Des films qui parlent de bonheur
Pour revenir au film, j'avais envie de bonheur et d'amour. Dans « L'amour à trois » tout se termine bien. C'est l'amour qui va résoudre cette affaire puisque ce troisième, ce n'est pas quelqu'un d'autre, mais c'est « eux deux », c'est le résultat de leur amour, c'est un amour plus grand qu'avant, il y a de la place, le désir circule ainsi à nouveau. L'amour s'exprime par les visages, qui incarnent ce sentiment. Alors on a deux personnages, deux visages et leur sentiment.

Dans la scène de l'échographie on entend la description de l'enfant et on voit le père, j'ai choisi de suivre le fil de l'appareil comme un cordon, qui relie la femme et son ventre au visage du père; ainsi il peut entrer dans le duo mère-enfant par un désir, désir de voir cet enfant: il est ému de voir qu'il lui ressemble drôlement, alors il se lève pour faire l'amour à sa femme.

Au story-board, le cordon devait relier le visage de la mère à celui de l'enfant. Mais au montage, nous avons choisi d'amorcer le mouvement de caméra sur le câble de l'appareil d'échographie, puis on coupe pour montrer directement le visage du père alors qu'on décrit l'enfant. L'image de celui-ci apparaît plus tard. Ce choix a été bénéfique pour le film.


Les regrets que je ne regrette pas
S'il faut parler de regrets, puisque il s'agit d'un journal rétrospectif, je sais que le jeu des espaces et des mouvements dans le lit devait être plus éloquent. On avait travaillé les prises avec une chorégraphe. Mais Lorenzo avait une jambe fragile au moment du tournage, et même s'il est un excellent danseur, le résultat manquait de franchise. Alors j'ai décidé d'enlever des plans. Mais étonnamment le film en a gagné en efficacité.
Suite à ces coupes on a retravaillé des dialogues, et c'est ainsi que j'ai pu creuser cette dialectique entre la mère et la femme. Avec Sébastien Laudenbach (mon compagnon de vie et de cinéma, qui a pensé et dessiné le film avec moi) on a écrit cette phrase pour « elle » (phrase qui maintenant est même dans le synopsis du film): « Il m'a dit: Bientôt tu seras mère. Je me demande: et la femme, ou sera-t-elle? ». C'est donc un regret... que je ne regrette pas !

La voix off
Les dialogues sont dits toujours par la même voix off, comme une voix intérieure qui filtre tout ce qui vient de l'extérieur. Tout passe par elle. La voix off, c'était un choix important. C'est la seule voix du film. J'ai voulu de toute suite travailler avec Nathalie Boutefeu. J'aime bien cette gravité mêlée de drôlerie qu'elle a dans son jeu. Elle a aussi une voix très juste pour le film, elle est féminine sans être mièvre: elle est séduisante sans être vulgaire. Elle est aussi tendre et forte à la fois.

Les regrets que je regrette
Et puisque je parlais de regrets, et je pense que je ne suis pas la seule cinéaste à avoir ce genre de sentiments, il m'arrive de voir des plans que j'aurais voulu monter différemment, ou des plans que j'aurais dû tourner d'une autre manière, ou des plans que je n'ai pas filmés et que j'aurais dû filmer. J'y pense à chaque fois que je vois le film, les films (puisque j'ai ce genre de regrets pour tous mes films). Un jour sûrement je me ferai plaisir en me faisant un petit bout de montage rien que pour moi, un bout de film avec un plan de plus ou de moins, ou différent, rien que pour moi.

Dans « l'Amour à trois » j'ai des regrets bien précis:

? Le prise subjectives d' « Elle » dans la rue, qu'aujourd'hui j'aurais fait aussi en mouvement, avec les yeux des passants qui se posent sur son ventre
? Les yeux de Kate Moran, l'entraîneuse dans le café, que j'aurai filmés en gros plan, alors que je l'ai toujours en plan large. Pourtant ces yeux, ça aurait été le premier regard du film (avec ceux des passants : des regards intrusifs) Ces yeux, je les aurais même filmés en ralenti pour suspendre ce moment à la toute fin, avant que la femme enceinte sorte du plan.
? les mains de « elle » et « lui » quand ils « font du vélo » dans le lit, chacun de son coté, mais heureux et ensemble. Aujourd'hui, je voudrais que leurs mains soient serrées, pour raconter cette complicité.

Le destin
Je passe des regrets aux moments de joie...et de magie!

- La rencontre avec le couple de danseurs Ikue Nakagawa et Lorenzo De Angelis.
Il n'y a pas eu de casting pour eux. Le hasard nous a fait nous rencontrer. C'était comme un destin. Le dernier plan du film n'aurait pas été le même sans leur visages. Ce jeune couple s'aime. Pour de vrai. Ils m'ont donné un moment de leur vie. Depuis il se sont marié. Je les regardais à la Marie du XX° arrondissement, debout côte à côte, se dire « oui » pour la vie, avec leur fille Moé à peine née, dormant dans les bras de quelqu'un au fond de la salle des mariages. Je me suis dit qu'ils étaient devenus un peu ma famille aussi.
- Le livre sur la maternité qu'elle feuillette au tout début du film, assise sur un banc. On avait choisi ce livre à cause de sa couverture. Sidney Dubois, la chef déco, m'en avait amené une dizaine, tous assez drôles, colorés, avec des titres emblématiques par rapport au film. Mais celui-là était une évidence. À l'intérieur on a découvert, après l'avoir déjà choisi, le chapitre 2. Le titre en était « La femme », et juste en-dessous il y avait l'Eve de Cranach que j'avais filmée en ouverture de film. Étant donné que Cranach n'est pas un peintre très exploité, que son travail reste assez peu diffusé, et qu'il a peint beaucoup de femmes, j'ai interprété ce petit détail comme un signe. Là aussi, le destin...

 

 

   

 

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