Entretien avec Chantal Richard - janvier 2010  

 

 

Un film à deux

Depuis « Charles Péguy au lavomatic », Emmanuel Rioufol (*), photographe, est un compagnon précieux. Nous avons fait ensemble les castings de mes courts-métrages, il filmait, je donnais la réplique, nous échangions beaucoup. Il a fait les photos de mes films, regard vigilant à la vie du plateau et au film en train de se faire. Je fus aussi, je l’espère, une spectatrice attentive de son passionnant travail de création photographique.

« Au nom des trois couleurs » est notre premier film imaginé, fabriqué et réfléchi ensemble. Cette collaboration est née d’un faisceau d’opportunités mais aussi d’une évidence puisée dans nos goûts communs pour le cinéma, la littérature, la musique… Une complicité artistique qui a trouvée là une façon de s’incarner et de nous pousser chacun à élaborer une autre façon de travailler, de regarder, de capter… La virginité d’Emmanuel en la matière documentaire croisait au bon moment celle que je souhaitais retrouver ou tout simplement trouver. Bouleverser mes réflexes, remettre en cause des habitudes… L’isolement dans lequel nous vivions sur cette petite île, la rusticité de nos moyens, la première fois que je tournais sans techniciens… tout notre dispositif renforçait ce déséquilibre créatif que nous souhaitions partager.

Chaque jour nous devions inventer notre mode d’emploi. L’absence d’électricité la nuit, la très forte lumière le jour, le vent incessant… Il nous fallait sans cesse bidouiller des outils appropriés avec du gaffeur, des fils, des bouts de bois… Tout faire avec nos propres mains. En fabriquant, nous pensions à la séquence à filmer, sa nécessité, son objet. La caméra et la perche étaient toujours avec nous. Elles sont vite devenues des appendices de nos propres corps. Elles étaient en permanence devant nous, au bout de nos bras. Je n’avais jamais vécu une telle proximité avec les outils du cinéma. D’habitude il y a toujours un moment où l’équipe range le matériel, là non, nos outils étaient toujours là, prêts. Progressivement, nous sommes devenus des gens filmant. Nous n’avions que très peu de vie par ailleurs. Ou nous filmions, ou nous étions prêts à le faire. Très vite, j’ai remisé livres, DVD et projets d’écriture que j’avais amenés avec moi, pensant que ces 50 jours me permettraient un travail personnel parallèle au film.

Nous nous sommes imposés un cadre de travail très rigoureux. Des rites à nous qui faisaient pendant à ceux des militaires. Lever très tôt, filmage quotidien du lever des couleurs et des ordres de la journée, séance de rushes quotidienne, à l’heure de la sieste des militaires. Ces projections étaient ouvertes, les militaires pouvaient regarder avec nous s’ils le souhaitaient. J’y tenais beaucoup car pour la première fois je ne filmais pas des personnes individuellement consentantes mais des soldats qui avaient reçu l’ordre d’être filmés.

Nos discussions sur nos images étaient très pragmatiques. Nous savions que nous partagions les grandes réflexions, les fondements d’un tel film aussi nos échanges étaient très concrets, toujours à la recherche d’un équilibre, surtout pas d’asservissement à un discours pré-établi.

Jusqu’au dernier jour, nous avons essayé, tenté, cherché des solutions. Par exemple, chaque jour les militaires jouaient au volley ou au foot. Que filme-t-on d’une partie de ballon ? Le match ? Les buts ? Un individu ? Le groupe ? La compétition ? Le défoulement ?… Nous avons beaucoup filmé. En décalant le son et l’image, derrière un tulle, en travaillant les balances de lumière, en étant très proches, très loin, fixe, en mouvement… Nous ne savions pas comment faire et aucun de ses essais nous ont semblé concluants. Au final, il n’y a ni volley ni foot dans le film.

J’ai aimé être dans ces questions avec Emmanuel. Peut-être qu’un autre plus chevronné m’aurait proposé des réponses. Mais j’ai préféré chercher avec lui plutôt que trouver. Dans cette approche nouvelle pour moi, j’ai senti chaque jour que se renforçait mon intimité avec la matière du cinéma et mon désir de la travailler, la sculpter, la prendre en charge dans tous ces aspects, particulièrement les plus prosaïques.

Un montage au long cours

Le retour. 100 heures de rushes. Une vraie difficulté à différencier notre aventure vécue et le film à construire. Là aussi, l’envie d’avoir du temps, de chercher, de ne pas savoir avant d’avoir essayé. Peu d’argent mais une nouvelle complice, Agnès Mouchel, avec qui j’avais monté « Lili et le baobab ». Nous avons monté dans ma chambre, de longues semaines, près de quarante versions. La prise en charge du temps qui passe, les soldats, figures et non pas personnages, la place de la nature, les tortues… l’équilibre était fragile et difficile à trouver. Il a fallu la disponibilité et le talent d’Agnès pour ne pas se perdre. Chaque matin, visionnage de la continuité, notes, discussion, construction sur papier… puis mise en œuvre des modifications… laisser reposer la nuit… recommencer le lendemain. A quelques images près parfois.


Un film primitif et personnel

Plutôt que cinéma brut, je dirais plutôt cinéma primitif, dans le sens où j’ai tenté avec ce film de m’approcher des questions de cinéma qui me sont essentielles. Et d’en faire l’objet même du film. Le temps qui passe, la place de la parole, le statut des personnages, la question d’un cinéma documentaire qui s’affranchirait du « sujet » en tant que centre névralgique d’un film… Ce film n’a pas de personnages. Les militaires forment un seul corps, ils sont des figures qui constituent un groupe. Le film n’est pas construit sur la rencontre. Pas d’entretiens. Il n’est pas non plus à la première personne. Pas de voix off. Et pourtant, je crois sincèrement que c’est l’un de mes films les plus personnels. Il a pour objet ce qui me préoccupe, me touche, ce qui me donne envie de filmer. En bref, il avance avec moi sur ce que nous faisons là, ici sur cette terre.

Le film n’est pas sélectionné dans les festivals et peu vu à la télévision. Peut-être y a-t-il de l’incompréhension de la part des professionnels ? Peut-être n’ai-je pas su affirmer assez clairement ce que je cherche ? Je ne sais pas très bien. Mais cela me permet de conclure par une idée qui m’est chère. Nous avons besoin d’endroits où pouvoir essayer en dehors des cadres quantifiables, où pouvoir remettre en jeu notre pratique, d’endroits où chercher. L’économie du cinéma et de la télévision nous demande trop de certitudes. Et quand on tente un tant soit peu d’y échapper, cette remise en cause nous coûte très cher.


(*) Le site d’Emmanuel Rioufol : www.rioufol.com

 

 

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