Extrait de la bande sons : Pour la première fois les soldats s’entraînent de nuit. Divisés en deux groupes, les uns défendent le camp et les autres l’attaquent. Très rapidement nous ne comprenons plus très bien le statut de cet entraînement : besoin de resserrer les rangs, nécessité, jeu de garçons ???

 
Le premier voyage à Europa

 

 

En 2007, j’ai donc embarqué pour une relève. Cela consiste à accompagner les 14 soldats qui partent pour 50 jours ; rester 48h sur l’île pour le passage de relais ; rentrer à la Réunion avec les 14 qui ont terminé leur mission.

Ce récit a vocation à faire partager ma démarche. Il a inspiré le film. Il n’est pas le film.

 

Ce jour là, l’avion quittait donc Saint-Denis de la Réunion pour emmener un détachement de 14 soldats à Europa.

L’impressionnant Transall vert-de-gris de l’armée fut chargé en moins d’une demi-heure. Chaque soldat prit place avec son bagage dans les filets rouges qui servent de siège.

Durant les 5 heures de vol, le bruit assourdissant de l’appareil ne permit aucune conversation. Chacun pour soi. Qui lisant, qui dormant, qui rêvant, qui écoutant de la musique. Comme un temps de repli avant le saut dans l’inconnu.

En débarquant sur la piste d’atterrissage de Europa, nous fûmes accueillis par le détachement qui vivait sur l’île depuis 50 jours et allait être remplacé par les 14 soldats qui débarquaient.

Je m‘attendais à trouver des hommes fatigués, marqués par l’isolement, pressés de partir. Mais quand les deux détachements se firent face pour se saluer, rien ne les différenciait. Ni les vêtements, ni les corps, ni ce qu’exprimaient les visages. Si je n‘avais pas su qui avait vécu là 50 jours et qui venait d’arriver, je n’aurais pas su visuellement les distinguer.

Impatiente de découvrir le paysage paradisiaque entrevu par le hublot du Transall, je souhaitais profiter du temps de déchargement de l’avion. Mais je me vis opposer un refus formel de partir seule à la découverte de l’île. Pour bien m’en convaincre, le capitaine m’amena voir la stèle élevée à un soldat décédé il y a un an d’un coup de chaleur, au cours d’un entraînement sportif.

La chaleur épouvantable – 45 degrés lors de notre passage –, la faune, des marais insoupçonnables… font effectivement qu’il est strictement interdit de circuler seul sur l’île. Interdit également de se baigner car le lagon turquoise aperçu depuis la cabine de pilotage est en fait le territoire des requins. Toute l’île en est cernée.

 

 
Lors du premier déjeuner pris en commun, je compris que le détachement qui allait repartir vivait depuis 25 jours sans électricité, le seul groupe électrogène de l’île étant tombé en panne. Pas de lumière, pas d’eau douce, plus de vivres frais, aucun loisir nécessitant du courant. Dès le repas terminé, la nouvelle équipe se mit au travail pour réparer le groupe avec les pièces amenées de la Réunion. Du côté de ceux qui avaient supporté cet inconfort, aucune plainte, aucun récit particulier de cet « incident ».

Le soir tombant, alors que le coucher de soleil était particulièrement sublime, il nous fallut tous porter des moustiquaires de tête tant les bestioles étaient nombreuses et agressives. Très vite, les soldats se replièrent dans leurs chambrées. Il était à peine 20 heures.

À l’orée de la première nuit, mes visions d’un petit paradis perdu dans l’Océan Indien étaient totalement envolées.

 

Je ressentais même un danger latent qui me semblait flotter dans l’air. Et c’était d’autant plus fort que je me sentais très étrangère à ces soldats.

Toute la journée, ils s’étaient déplacés en groupe, vêtus pareils au même moment, costume de sport, costume de travail, costume de cérémonie pour le lever des couleurs. Ces jeunes soldats, certes issus d’horizons et de cultures différentes, ne se différenciaient en rien à mes yeux. Il est vrai que jusqu’ici je ne connaissais pas de soldats. Je souscrivais sans même y penser aux clichés les plus répandus. Je ne pensais ne rencontrer que des hommes bruts, un peu fermés.

6 heures, le lendemain. Lever des couleurs. Le ciel est rose.

Le capitaine m’explique que c’est un signe tangible de la santé morale du détachement. Quand il y manque des soldats, c’est que l’absurdité de voir ce lever ce drapeau pour rien ni personne est devenu plus fort que le sens de la mission. Ce matin là, malgré la présence de tous, la scène était déjà irréelle. Durant les 50 jours du tournage, ce rite aura lieu tous les matins.

Les langues ont commencé à se délier dès ce deuxième jour. Tranquillement. Au détour des activités d’installation. J’ai été étonnée par le plaisir de ces soldats à rencontrer quelqu’un de totalement inconnu d’eux. Aussi curieux et intimidés que je l’étais moi-même. Aussi sidérés de l’ignorance qu’ils avaient de mon métier et de ma vie que j’étais ignorante des leurs. Une réalisatrice aux sentiments internationalistes et des soldats engagés et patriotes, face à face sur une île déserte…

« À l’exception de la famille, nous avons peu l’occasion de rencontrer des gens qui ne sont pas militaires. On change d’affectation tous les trois ans, on vit dans des quartiers militaires, mes meilleurs copains sont militaires… ».

Moi aussi, même si c’est moins flagrant, je vis quand même une grande partie de ma vie avec des gens qui me ressemblent, qui partagent plus ou moins mon métier.

Cela peut sembler curieux, mais le fait de ressentir que nous avions « du commun » m’a rassurée pour pouvoir imaginer partager avec eux 50 jours de promiscuité et d’isolement.

Car, mis à part le transmetteur radio qui a un contact avec le commandement à la Réunion, les soldats vivant sur l’île n’ont aucune communication avec l’extérieur durant les 50 ou 60 jours de leur mission.

En effet, pour affréter un avion depuis l’île de la Réunion, il faut tout d’abord que les avions ne soient pas réquisitionnées pour des missions plus prioritaires (guerres, secours, cyclones, aide aux armées des pays environnants…). Le coût d’un voyage est de plus de 200 000 euros. Les soldats ne sont donc rapatriés qu’en cas d’extrême urgence, blessures ou maladies graves, un décès très proche…
L’armée juge que le soldat assumera mieux ses tâches sans savoir ce qui se passe à l’extérieur plutôt qu’en le sachant. Par exemple, la maladie d’un enfant, les difficultés d’un conjoint, un décès éloigné… ne justifieraient pas de rapatriement mais pourraient jouer fortement sur le moral du soldat. Et celui du groupe. Or à l’armée, le groupe prime. Le fait qu’il puisse être mis en péril par la tristesse, ou la dérive d’un seul de ses membres, justifie de ne pas donner de nouvelles de l’extérieur.

 

Comme lors de la première nuit, les moustiques attaquèrent à peine le soleil caché. Chacun se terra dans sa chambre. Et attendit l’aube.

Aux premières lueurs, nous quittions Europa.

14 soldats restaient sur l’île et regardaient disparaître le Transall.

J’avais déjà envie d’y revenir.

 

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