Note d'intention

Aujourd’hui, on ne cesse de nous faire croire que l’émigration est productrice de richesses ; pour les pays où la misère obscurcit encore la vie quotidienne et toujours plus encore. Le simple fait que l’émigré parte et revienne quelques fois en un peu de temps avec des biens (une habitation bien équipée, une belle voiture, de beaux vêtements, toute sorte d’accessoires matériels…), constitue pour lui et pour sa famille, le signe d’une réussite sociale, d’une ascension vers un bonheur que l’on croyait fait pour les autres.
Si les biens matériels sont la preuve qu’il faut aller ailleurs pour mieux vivre, il faut dire que ce n’est que la face visible de l’Iceberg.
Ce qu’on ne perçoit qu’à peine si on ose observer de plus prés, c’est le lot de souffrance qui va avec l’émigration:

- des femmes abandonnées à leur sort depuis de longues années et soumises aux lois de codes sociaux qui leur enlèvent toute liberté de se révolter ou de changer de vie ;
- des enfants qui ne connaîtront jamais leur père, car le souvenir s’est effacé avec les années ;
- Des villages abandonnés, des portes de maisons fermées à tout jamais ;
- Des populations indigentes, pauvres d’initiatives car si une partie des jeunes est partie, l’autre partie rêve de s’en aller vers des pays qui leur promettent un meilleur confort ;

En tant que jeune réalisateur, je ne peux rester indifférent face à cette réalité taboue : Les conséquences sur les populations ne sont perceptibles que quand on lève le voile des pudeurs et des interdits qui les enveloppent.
Ceci non pas seulement parce que j’en suis victime puisque mon propre père, parti depuis plus de vingt ans, a abandonné ma mère toute seule avec ses enfants (moi et ma sœur Houlèye), mais également parce que depuis que j’ai l’âge de raison, je me rends compte que partout où je fixe l’œil dans ma zone du Fouta (région nord du Sénégal parmi les plus touchées par l’émigration) :
---Je vois beaucoup de femmes vivre une souffrance aigue à cause de l’absence de leur époux qu’elles ne reverront jamais ou ne reverront que dans des situations lamentables d’échec social quand ceux-ci n’ont pas pu faire fortune.
---Je vois également des jeunes comme moi, qui ne se souviennent plus d’avoir prononcé une seule fois le mot « papa » ou qui n’auront jamais la chance de le prononcer.

En révélant ce chagrin, je souhaite faire partager aux spectateurs ce mal vécu dans le silence. C’est difficile, je sais, d’ouvrir les yeux à ces jeunes et à ces hommes vivant dans l’obsession de l’émigration mais je suis prêt à en parler, à porter loin la voix par le témoignage de mon vécu afin de faire mieux vivre les miens et montrer par les images les séquelles répétées de cette aventure.
J’espère par la réalisation de ce film atteindre mon père. Je souhaite qu’il voit mon film et qu’il pense revenir ou donner un signe de vie en regardant ce film, dans une contrée qui m’est inconnue, par le plus heureux des hasards.
J’espère enfin que « Les larmes de l’émigration » suscitera surtout une prise de conscience sur l’analyse actuelle faite de l’émigration aussi bien sur le plan national qu’international.

Le Film, je le tourne avec ma famille dans mon village natal plus précisément dans le Fouta, en suivant le quotidien de ma propre mère enfermée dans sa solitude, entre les cinq séances de prières quotidiennes, que semble lui imposer l’appel du muezzin de la mosquée à côté de sa maison, comme pour lui rappeler qu’elle n’avait plus que ça à faire. Quand je brise son silence, c’est pour la soulager du poids du silence.
Elle me fait des confidences sur ce qu’elle garde au fond d’elle-même, depuis des années. Elle dit sa résignation en me révélant des choses qu’elle n’a jamais dites à personne.
Je découvre et partage l’intimité de ma mère.
Comment a-t-elle pu attendre toutes ces années ? Où a-t-elle trouvé toute cette force ? Pourquoi attend t-elle mon père depuis des années alors qu’elle n’a aucune information sur lui ? Où se trouve mon père depuis plus de 20 ans ? Pourquoi ne donne t-il pas signe de vie alors qu’aux dernières nouvelles on sait qu’il serait vivant ?
Autant d’interrogations qui me hantent et que je partage dans l’intimité avec ma mère, dans la concession familiale, à longueur de journées.

Suivre la vie de maman dans ses occupations, m’emmènera également à découvrir dans ses lieux de fréquentation quotidienne, la vie des autres femmes du village qu’elle aura à rencontrer tous les jours dans les rues, au rendez-vous du thé, et au jardin du village qui constitue aujourd’hui presque leur seul moyen de survie.
Je veux, à ses côtés, découvrir Houlèye Diago, ma sœur qui attend comme moi papa qu’elle n’a jamais vu. Pire encore, Houlèye attend et espère le retour de son mari parti il y a cinq ans et que sa fille de 4 ans, Rougui, n’a jamais vu.

Quand on reparlera d’émigration, il faut que les images de ces gens-là comptent et reviennent dans les mémoires.

 

 

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